Travailleurs du web, éthiques ET pragmatiques

J’entends parfois dire que ma communauté – essentiellement celle qui gravite autour de Paris Web – vit dans un monde de Bisounours, semblant occulter la réalité du terrain.

Il est certain que j’ai (que nous avons) des idéaux pour nos conceptions, nos développements et même pour le web en général.

Est-ce un tort ? Sommes-nous déconnectés du monde réel, commercial ?

Et, à ce moment-là, où faut-il placer le curseur entre nos idéaux et le pragmatisme ?

Allier à la puissance du web des principes moraux

Tableau : La cité idéale
Une vision du web comme une nouvelle utopie atteignable
(I. La Cité idéale – Francesco di Giorgio Martini ou Melozzo da Forlì)

Je fais partie de ces gens – nombreux – qui sont enthousiastes vis-à-vis du web. C’est un outil puissant : il peut apporter la connaissance – dont des photos de bébés hérissons – d’un bout à l’autre de la planète, en une fraction de seconde, entre deux personnes qui n’ont aucune autre chance d’échanger. Les humanistes de la Renaissance n’auraient pas osé en rêver autant !

Je fais aussi partie de ceux (tout le monde, non ?) qui pensent que la connaissance est la clé d’accès à la liberté et au progrès moral.

Et c’est en ce sens – mais en moins dramatique – que j’aborde le web au quotidien.

En quoi est-ce que ça se traduit ?

Bien évidement, cela passe par le web pour tous. Ce même web pour tous que Tim Berners-Lee avait en tête en créant le web, ouvert et neutre. 1

Le moyen technique pour atteindre cet objectif, c’est, en partie, l’accessibilité (qui, je le rappelle, ne s’adresse pas tant aux handicapés qu’aux situations de handicap – et la différence n’est pas un jeu sur les mots). 2

Un autre moyen : les standards du web, fixés par le W3C (fondé par le même Tim Berners-Lee — c’est qu’il a de la suite dans les idées, le monsieur). L’expérience passée nous a permis de voir qu’à une époque « (…) chaque éditeur voulait sa propre version du HTML, et chacun pensait qu’il parviendrait à dominer tous ses concurrents. Cela ne marche pas. Au bout d’un moment, les éditeurs eux-mêmes se sont rendu compte que c’était plus efficace d’avoir un standard commun. (…) » (Tim Berners-Lee, Interview, Le Monde, 29/10/2014).

On peut également garder à l’esprit, notamment dans un but d’accès universel aux connaissances, l’importance du partage et de l’ouverture des données. 3

Maintenant que nous avons parlé de diffusion d’information, parlons aussi du contrôle et des limites choisies de cette diffusion. En effet, chacun doit pouvoir garder le contrôle sur ses informations personnelles. Le respect des libertés individuelles est un point capital.

En dehors du fait que nous, professionnels du web, avons la responsabilité d’expliquer la puissance et la force du web au grand public 4, nous nous devons aussi d’appliquer ce même discernement dans nos développements (et notre façon de produire, d’ailleurs 5).

D’un point de vue pratique, cela demande un minimum d’expertise (sémantique, accessibilité, open data, sécurité, etc.) et cela demande surtout de savoir les appliquer au quotidien, dans un contexte de production souvent mercantile et concurrentiel.

Prendre en compte la réalité de la production

Tableau : La Bataille de San Romano
Une réalité concurrentielle, complexe où on ne fait pas toujours ce qu’on veut
(II. La Bataille de San Romano – Paolo Ucello)

On se confronte alors à quelques freins : d’éventuels surcoûts, de l’outillage, de la formation, etc. Et le besoin, parfois, de convaincre son patron et/ou son client.

Le client qui, justement, peut faire partie de ce grand public et n’est pas forcément au fait (ce n’est pas nécéssairement son domaine à lui, Internet) des principes du web.

Alors parfois, plutôt que d’éduquer (patiemment car ça prend du temps ; maladroitement car on n’est pas forcément pédagogue), on fait l’impasse sur une partie de la qualité visée et on applique la demande, même si on la sait moins pérenne, moins ouverte.

Ne soyons pas caricaturaux, cette demande n’est pas non plus mauvaise, en elle-même. Elle sert souvent des objectifs de transformation, de réussite. Le but avant tout est de faire des sites et applications web permettant d’atteindre un objectif, marchand par exemple.

Cette réussite, c’est la réussite de notre client. Ce même client qui nous paye et permet à notre entreprise d’exister.

N’oublions pas que, parfois, l’usage de l’utilisateur lui-même n’est pas compatible avec le choix éthique. Parlons l’exemple d’un débat sans fin : ouvrir un lien directement dans une nouvelle fenêtre. Si le choix éthique est sans appel (on ne prend pas la main sur l’environnement de l’utilisateur), nombreux sont les internautes ayant un usage moyen, n’ayant pas le reflexe d’utiliser le bouton « Précédent », qui vous savent gré d’avoir ouvert pour eux un nouveau site dans une autre fenêtre.

Loin de moi l’envie de trancher ce débat, mais plutôt de donner ici un exemple de cas où le pragmatisme peut prendre le pas sur l’éthique.

Parfois, ce sont aussi des contraintes de temps qui nous amènent à bâcler un point qu’on aurait voulu (et su faire, c’est rageant !) parfait.

Mais les dates sont les dates (euh… il y a parfois des abus de ce côté quand même. Respecter la date d’un salon, je veux bien ; respecter à tout prix une date arbitraire parce que c’est celle qu’on a annoncée au patron, je suis moins convaincue). S’il faut tenir un délai, des sacrifices peuvent être fait. Dans les faits, ces sacrifices touchent souvent la qualité ou la maintenabilité (donc la qualité future). 6

Notez bien que la qualité elle-même peut être un piège. Le niveau de qualité à atteindre n’a pas lieu d’être dépassé – sinon, on rentre dans de la sur-qualité 7 – et il est fonction de nombreux paramètres. Pour des pages événementielles amenées à ne plus servir, inutile de sortir l’artillerie lourde de l’industrialisation et de soigner les optimisations pour la maintenance, pourtant indispensables en temps normal.

Conduire réalisme et idéaux de front

Tableau : L’École d’Athènes
Deux visions qui s’opposent mais qui dialoguent entre elles sans lâcher les principes
(III. L’École d’Athènes – Raphaël)

Dès lors qu’on fait une entorse à nos principes, sommes-nous perdus pour la cause ? Vouons-nous le web à la perdition ? Bien sûr que non ; car l’impact est bien faible. L’impact devient fort si nous le faisons systématiquement - au point de perdre de nos habitudes et d’étioler notre expertise ; si nous le transmettons aux personnes avec qui nous travaillons, celles que nous formons ; si nous sommes de plus en plus nombreux à le faire.

Alors oui, que ma communauté continue à prôner l’idéal, ce vers quoi on doit (et on peut !) tendre.

Pendant ce temps, dans la réalité de nos projets, faisons de notre mieux en jonglant entre l’idéal à atteindre et les contraintes.

Éduquons nos proches, nos clients et apprentis.

Mais surtout, n’oublions pas cette merveilleuse méthodologie : l’amélioration continue.

J’ai un exemple récent d’un retour d’expérience sur un projet où tout avait été mis en place dès le début pour une méthodologie exemplaire : pair programming, méthodes agiles, outillage. En période d’intense production, les processus n’étaient plus vraiment respectés. Plutôt que de faire rentrer la méthode retenue au chausse-pied, les responsables sont alors passés à une procédure moins lourde – moins idéale aussi – mais réaliste dans le contexte qu’ils rencontraient (temps disponible, résistance au changement).

Cette méthodologie intermédiaire se révélant robuste, elle servira de base au prochain projet et, de nouveaux reflexes ayant été pris, on pourra alors ajouter des éléments et se rapprocher de la méthodologie idéale visée en premier lieu.

Un sacrifice fait en période d’urgence n’est pas nécessairement ancré. On peut revenir dessus – si tant est qu’on ait la main sur la maintenance, ouvrir des bugs, retenir des leçons, mettre en place de nouveaux processus, des gabarits, des référentiels à valider, etc.

Dans nos conceptions et nos développements, personne ne nous demande de faire des miracles et de ne rien lâcher. Nous faisons et nous continuerons de faire des concessions. Mais il ne faut le faire que pour une bonne raison et en cherchant comment, dans une situation identique future, on pourra mieux gérer car on aura corrigé / anticipé / éduqué, etc. Gardons à l’esprit notre idéal et, à chaque occasion, mettons en place une bonne pratique, une amélioration, un nouvel outil, une expertise transmise, etc. 8

La gestion de la qualité peut être le moyen de ne pas sacrifier nos idéaux moraux au service des besoins commerciaux mais d’équilibrer l’ensemble en les optimisant tous au maximum.

Notes

  1. Je vous conseille à ce propos un article écrit par Tim Berners-Lee en novembre 2010 à propos de l’importance de garder le web ouvert et neutre : « Longue vie au Web ».
  2. Pour résumer, une personne en fauteuil roulant contribuant à son forum preféré devant son ordinateur n’est pas en situation de handicap. Une personne avec une mauvaise vue obligée de se coller le nez à l’écran parce qu’elle a oublié ses lunettes est en situation de handicap.
  3. Je suis tombée sur cette petite vidéo plutôt bien faite qui vulgarise « Le web des données ouvertes et liées ».
  4. À propos de notre propre responsabilité, j’essaye de convaincre, plus ou moins adroitement, dans ce billet qui m’a été inspiré par les deux jours de Paris Web 2013 (et notamment Amaëlle Guiton) : « Internet et société : la responsabilité des professionnels ».
  5. Vous pouvez, par exemple, lire la vision de Raphaël Lemaire : « Attitude et éthique du développeur »
  6. Et les conséquences ?, me direz-vous. Élie Sloïm et Nicolas Hoffmann s’y sont penchés pour nous : « Le coût de la non-qualité sur le Web ».
  7. À nouveau Élie Sloïm : « Conformité, validation et surqualité ».
  8. C’est ainsi que Luc Poupard a réussi à mettre en place bon nombre de choses : « Les petits ruisseaux font les grandes rivières ».

À propos des illustrations

I. La Cité idéale – Francesco di Giorgio Martini ou Melozzo da Forlì

Le thème de la cité idéale, représentant l’utopie, est un thème cher aux humanistes de la Renaissance, qui prônent le partage du savoir. J’ai trouvé que c’était une bonne illustration de cette vision du web comme un formidable vecteur de connaissance, de partage ainsi que de l’enthousiasme que cela engendre chez certains ; peut-être jusqu’à l’excès, jusqu’à l’utopie.

(Sur Wikipédia La Cité idéale (Urbino))

II. La Bataille de San Romano – Paolo Ucello

Les trois panneaux dont est extraite l’illustration marquent la victoire des Florentins sur les Siennois en 1432. En choisissant une scène de bataille, j’ai en tête plusieurs parallèles. L’opposition – entre deux visions à laquelle on peut être confrontés au moment de faire nos choix – en premier lieu. Également, le fait que la guerre ne soit jamais un but en soi mais un état auquel on est contraint d’arriver. J’y vois même une petite allusion au monde concurrentiel et commercial. De plus, on est on ne peut plus sur le « terrain » avec ce panneau d’Ucello aux couleurs ocres et fourmillant d’informations.

(Sur Wikipédia : La Bataille de San Romano)

III. L’École d’Athènes – Raphaël

Cette fresque représente les différents courants de pensée philosophiques de l’Antiquité.

Au centre, notamment, Platon et Aristote marchent de concert tout en opposant leur vision du monde. J’ai voulu y voir le dialogue entre les idéaux du web et la prise en compte des contraintes terrain, tout en sachant garder une certaine harmonie et sans jamais perdre de vue l’idéal qu’on défend.

(Sur Wikipédia : L’École d’Athènes)

5 commentaires sur cet article

  1. Laurent Demontiers, le jeudi 4 décembre 2014 à 01:18

    Bonjour Delphine.

    Tu dépeints précisément la dualité de nos métiers. Merci pour cette vision très réaliste et mature du secteur.

    Je devine en trame de fond le débat sur la qualité/sur-qualité qui oppose les ressources en production et les garants des budgets.

    Quand les concessions sur la qualité sont vécues comme un sacrifice par les équipes de production et une nécessite par l’encadrement, les méthodes agiles que tu évoques peuvent rassembler tout le monde. 100 % d’accord.

  2. Nico, le jeudi 4 décembre 2014 à 07:43

    Cette dualité est particulièrement bien décrite par Gaël Poupard dans ce billet http://openweb.eu.org/articles/du-consommateur-au-producteur

    Du coup, la notion de retour sur objectifs devient peut-être une piste aussi : là où je travaille, le premier objectif reste la satisfaction client, même si elle doit prendre le pas sur la rentabilité directe.
    Quand aux coûts, j’avoue que je ne peux pas faire ce que font certains : changer de framework à chaque réalisation. Ce n’est pas envisageable, l’objectif est d’être au contraire le plus qualitatif possible en un temps le plus court. Avec de l’habitude, des briques réutilisables (pour l’accessibilité notamment), le coût de la qualité diminue petit à petit.

    Et comme tu le dis : être pragmatique permet de ne pas betement scier la branche sur laquelle on est assis, avoir des idéaux permet de voir plus loin. Ce n’est pas incompatible.

    J’ai la conviction qu’à terme, avec toutes les contraintes qu’on peut avoir, la qualité et des sites techniquement à très forte valeur ajoutée sera notre ultime planche de salut… et celle de nos clients.

  3. Gaël Poupard, le jeudi 4 décembre 2014 à 09:17

    Merci Delphine, excellent article

    Je pense qu’il peut aider à garder du recul sur ces aspects qui, parfois, nous engagent dans un conflit cognitif difficile. Tout est une question d’échelles et de perspectives, de mesure et de bon sens.

    Pour rebondir sur le sujet des méthodes agiles, c’est un facilitateur (surtout quand l’équipe est dense) mais gérer ces problématiques quand on travaille en cycle en V – au hasard – est tout à fait réalisable, à force de (bonne) volonté et d’organisation.

    « Gardons à l’esprit notre idéal et, à chaque occasion, mettons en place une bonne pratique, une amélioration, un nouvel outil, une expertise transmise, etc. ». Tout est dit ! Chaque occasion est bonne pour faire profiter son patrimoine technique et toujours tendre vers la qualité.

    PS : Bravo Delphine et Nicolas, vous avez réussi à caser les deux Poupard sur le même document HTML. Je crois que c’est une première !

  4. Marie Guillaumet, le vendredi 5 décembre 2014 à 10:16

    Merci pour cet article, Delphine !

    J’ai moi aussi souvent entendu la rengaine « Paris Web, c’est tellement éloigné de ma réalité », ou bien « Paris Web, c’est de l’autocongratulation à outrance »… Forcément, ça pique un peu.

    Je ne crois pas qu’on plane tant que ça, même si on ressort de là regonflés à bloc, c’est souvent parce qu’on s’est retrouvés entre pairs, et que lâcher la pression, échanger sur les obstacles qu’on rencontre, mais aussi se prendre à rêver sur les bonnes pratiques et nouveautés qui pourraient nous changer la vie, tout cela fait un bien fou.

    Et puis, comme tu le dis, tout cela ne doit pas nous empêcher d’être pragmatiques au quotidien. On connaît l’idéal vers lequel il faut tendre, on essaie, jour après jour, d’agir en faveur de la qualité web, tant dans nos choix graphiques et techniques que dans notre discours (j’explique souvent pourquoi j’ai fait telle ou telle modif. HTML ou JS, et je place toujours le mot « accessibilité », convaincue que la répétition est une bonne méthode pédagogique) ; mais c’est aussi professionnel de faire avec les contraintes qu’on nous impose.

    Je finis par croire que les principaux freins à la qualité web ne sont pas tant les clients (après tout, le web n’est pas leur métier, c’est à nous, les experts, de les convaincre), mais plutôt nos collègues qui vont en clientèle et qui négocient les contrats : commerciaux, DP… Ce sont eux qu’il faut sensibiliser encore à la qualité et à l’accessibilité, pour qu’ils aient tous les arguments nécessaires lors des négociations avec les clients, pour être en mesure de leur expliquer que tel ou tel choix est impactant.

    Je vois un lien direct en qualité web, rentabilité et image de marque, mais bon, cela ne semble pas encore couler de source, quand je vois certains choix qui sont faits à différents niveaux…

  5. Nico, le lundi 8 décembre 2014 à 12:32

    @Marie : bien dit ! Quand je lis ce que tu entends, je me dis que celui qui n’a pas compris que le but est de transformer ce beau monde… en réalité n’a pas compris le sens de la démarche PW.

    Alors certes ça prend du temps, toussa, blablabla… mais je préfère être frustré parce qu’avec des idéaux potentiellement difficiles à atteindre (et encore, c’est très relatif, question de point de vue)… qu’être frustré sans aucun idéal.

    Pour le lien direct… +1000.