Mon job, c’est pas (forcément) que mon gagne-pain

« La première chose que les élèves me demandent quand j’interviens dans un collège, c’est combien je gagne. C’est systématique », nous explique Julien.

Je suis scotchée.

Antoine renchérit : « Moi aussi, quand je donne un cours à la fac, la question revient à tous les coups. »

Or les deux personnes qui rapportent ça ont des parcours bien particuliers :

Julien est comédien. Depuis bientôt 10 ans, il se bat pour faire vivre sa compagnie de théâtre : énormément d’heures de travail (les startupers n’ont rien à lui envier de ce côté), dont fort peu sont payées, mais aussi une passion dans les tripes qui ne lui fera jamais envier ses copains aux jobs bien payés en entreprise.

Antoine est entrepreneur, avec un doctorat en informatique. Il y a 5 ans il lance sa boîte, la croissance « version startup » dans le viseur. Depuis… il connaît bien le côté obscur de l’entrepreneuriat (pas que heureusement) : les nuits blanches de stress, les salaires difficiles à payer (à commencer par le sien bien sûr), etc. Auprès de ses étudiants curieux, Antoine a du mettre à mal l’image du « patron » qui gagne bien sa vie sur le dos de ses employés.

Et pourtant, il y est encore, et il n’a aucune intention d’aller vers un métier plus sécurisant.

Ils sont nombreux, ceux qui ont fait le choix de ne pas aller chercher le salaire le plus haut possible, mais plutôt le métier qui fait sens pour eux. Quoi qu’on mette derrière le mot « sens » : du sens pour soi-même ou pour le reste du monde.

En voilà quelques autres.

Rémi était DevOps, métier intéressant et bien payé. Fabien a fait une thèse brillante en intelligence artificielle. Ils (qui ne se connaissent pas et) sont devenus maraîchers bio il y a quelques années. Bonjour les galères financières, mais aussi la fierté de son métier.

Clémentine, David et Thomas, largement reconnus dans leurs domaines respectifs, ont créé leur société d’accompagnement de projets et de développement Web. En fait, non : ils ont créé une association, pour marquer dans le marbre que ça n’est pas pour devenir riches qu’ils travaillent… mais pour faire avancer des projets qui leur parlent !

Camille, mon associé sur MerciCookie, est ingénieur et dév Ruby. Enfin, était, jusqu’à ce qu’il crée sa société il y a six ans. Il a mis plusieurs années à retrouver son niveau de salaire d’antan, par contre il a très vite fait des choix qui lui permettent de n’y travailler que quelques heures par semaines.

De mon côté, il y a 6 ans j’ai co-fondé une startup qui a connu la fameuse courbe de croissance exponentielle, et donc les levées de fonds en millions d’euros, les recrutements jusqu’à 35 personnes, la reconnaissance de « l’écosystème »…

Après plusieurs années, avec pas ou peu de salaire, mon associé de l’époque et moi avons fini par pouvoir nous payer correctement. Il y a 18 mois, je quittais l’entreprise, pour mettre fin à une direction bicéphale qui plombait ses perspectives de développement futures. Pas de droit au chômage, pas de plan B, pas de « patrimoine »…

Financièrement, je me mettais dans une situation difficile. Mais c’était la décision qui s’imposait pour honorer mes responsabilités de DG, tout en restant fidèle à ce qui m’importe dans le travail et les relations humaines.

Cette expérience m’a amenée à questionner pourquoi on travaille, en commençant par me questionner. J’en ai déduit que se poser des questions, ça conditionne combien on sera satisfait de notre vie à moyen ou long terme, parce qu’il y a peu de chance qu’on tombe par hasard sur le style de vie qui nous correspond vraiment.

Mettons les pieds dans le plat : dans le Web, la tech, les startups (et pas que), on agit largement comme si l’argent était la clef d’une vie professionnelle (et par extension personnelle) épanouie. Les prochaines marches sont avant tout des jalons de niveau de salaire (et/ou de pouvoir sur les autres, mais c’est un autre sujet). Ainsi, si on n’est pas augmenté·e régulièrement, si notre « carrière » n’est pas une courbe en augmentation constante, on a vite fait de se sentir dévalorisé·e, presque raté·e.
Au delà des besoins financiers minimum qu’on a tous….

Notre valeur, et notre satisfaction dans la vie, dépendent-elles vraiment d’un virement mensuel ?

La réponse est peut-être oui, pour certaines personnes. Il y a des gens que l’argent à lui seul rend heureux, mais je soutiens que ceux-là sont rares. Il y a aussi ceux qui ont sciemment décidé de mettre la priorité ailleurs que sur leur compte en banque. Et puis il y a tous ceux (et c’était mon cas jusqu’à assez peu, finalement) qui n’ont pas tellement interrogé le modèle par défaut, ne se sont pas posé la question de ce qui les rend heureux, ou n’ont pas agi en fonction.

Le petit souci pour cette dernière catégorie, c’est que ça n’est pas du tout gagné de faire par hasard les choix qui nous rendront heureuse et heureux. D’autant moins au vu du modèle dominant dans notre société, normatif à souhait : celui de la réussite sociale.

Toutes les réponses, tous les choix de vie sont valables, mais d’autant plus quand on a commencé par se poser lesa questions : Qu’est-ce que je veux dans la vie ? Qu’est-ce qui est important pour moi, qu’est-ce qui n’est pas négociable ? Qu’est-ce qui me rend heureux·se ou heureux ? Ce sans quoi je sais qu’à un moment donné, j’aurai des regrets.

On se rendrait tous service (et par extension, à nos proches, nos entreprises, et la société en général) à s’interroger sérieusement là-dessus et à faire des choix en fonction. Et puis une fois qu’on s’est aperçu que les réponses sont variées, on pourrait passer le mot aux plus jeunes :)