UX et éthique, entre mauvaises pratiques et manque de moyens
Ingénieur·e· système, designer, rédacteur·rice·s, développeur·e·s, etc… Nous sommes tous des utilisateur·ice·s confronté·e·s à diverses frustrations devant une interface. Ces frustrations proviennent du parcours d’utilisation, des fonctionnalités de l’interface et des services du produit. Dans cet article, j’aimerais faire le tour des mauvaises pratiques auxquelles nous faisons face et sommes contraint·e·s de subir quotidiennement. Comment une mauvaise gestion de l’expérience utilisateur peut-elle ternir à l’éthique d’une marque ? Comment nous, concepteur·rice·s, pouvons-nous améliorer cette situation ?
L’éthique de par sa définition affecte la morale commune et personnelle. Qu’en est-il lorsque appliquée au champ d’utilisation d’une interface ? Y a‑t-il des lois ? Des règles de bienséance ? Quand définissons-nous la limite entre des agissements bienveillants et malsains ? On va faire le tour de ce qu’on peut trouver et essayer de trouver des solutions :
- État des lieux : un constat grinçant
- Des services incomplets voire incohérents
- Améliorer la situation
- Aller plus loin
1. État des lieux : un constat grinçant
Depuis plusieurs années, je me sens concernée par cette problématique de l’UX et l’éthique. Mes réflexions se sont tout d’abord arrêtées sur mon propre champ d’action : qu’est-ce qu’un·e· designer pouvait, ou était en droit d’imposer afin d’assurer la qualité d’expérience attendue de l’utilisateur·rice avec son produit ? Plusieurs frustrations m’ont conduite à m’inquiéter de l’image extérieure de la marque ou d’imaginer simplement l’agacement d’un utilisateur face à une fonctionnalité bancale, incomplète, étrange. Mais cela ne s’arrête pas seulement au designer, cela va bien plus loin. Une expérience utilisateur ne se construit pas sans la collaboration entière d’une équipe : chaque corps métier du web y est impliqué. Chaque idée, chaque fonctionnalité prend en compte, les business goals, la capacité en ressources, la bonne gestion du temps, la compréhension du produit par ses équipes techniques…
Un manque de contrôle de l’utilisateur
L’éthique, c’est également un respect de base pour ses utilisateurs. Pas de tromperie. Cela semble logique à priori mais dans les exemples ci-dessous on observe des pratiques pour certains à la limite du harcèlement :
Réseaux sociaux et pratiques abusives…
Une des fonctionnalités courantes chez Instagram, Twitter, Facebook, Linkedin, Snapchat : faire apparaitre des notifications qui n’ont que pour but d’inciter à utiliser leurs services et d’inviter (voire harceler) l’utilisateur à importer ses contacts. Dans le cas de Twitter, c’est une tentative plus que maladroite d’inciter l’utilisateur à découvrir de nouveaux profils. Il n’y aucun contrôle dans les paramètres pour désactiver ces notifications. Le rôle d’une notification est passé d’avertir d’un nouveau contenu à rappeler d’utiliser ou de s’inscrire à un service, le plus souvent payant.
…ou discrètes
Avez-vous remarqué que sur Instagram, lorsque vous activez le son pour une vidéo, cela s’active pour les pubs ? Il est techniquement assez simple de différencier les deux types de contenus, pourtant l’application mobile vous contraint de choisir tout ou rien. Cette mécanique est suivie par les petites applications (dites nouvelles, non connues, sans pouvoir de domination connu par les grosses plateformes de médias sociaux).
Newsletter mon amie
Au-to-ma-ti-que. Vous avez beau ne pas cocher. Vous êtes inscrit·e quoiqu’il arrive.
Interfaces gratuites mais…
La publicité est depuis bon nombre d’années devenue une pollution naturelle à nos yeux. Les publicités auditives sur des plateformes telles que Spotify sont allées encore plus loin. Le message : « si vous souhaitez que l’interface ne vous embête plus avec les publicités, ou si vous voulez utiliser les fonctionnalités complètes, payez, bisou ». Alors oui, le produit est gratuit, mais c’est sans gêne que l’interface vous annonce que l’utilisation est pénible, car, hey, vous n’avez pas payé.
Autrefois considéré comme nuisance visuelle et orientée robot, le référencement a su s’adapter et proposer des liens compréhensibles et utiles pour l’utilisateur. À côté de cela, nous avons les publicités, le bandeau cookie, les pop-ups, les notifications. Il reste une minime place pour le coeur de l’interface et son produit. Il faut vraiment essayer de rendre toutes ces contraintes juridiques et commerciales le plus discret possible voire intelligentes.
Le pattern « scarcity » (technique de la pénurie proche)
Ce modèle est couramment utilisé sur les sites e‑commerce et notamment dans le domaine de la réservation en ligne. Des messages tels que « réservez vite », « dernière place disponible » sont placés tout au long du parcours — et via également des modules de rappel qui apparaissent sur la page. Ils sont à priori faux la plupart du temps. La pratique est si fréquente sur tellement de plateformes qu’il est difficile de passer outre. De plus, l’utilisateur a développé une résistance à la pénibilité et une capacité à supporter le bruit environnant (comme nous avons appris à le faire avec la publicité), dans le but d’accéder à un service à moindre coût.
2. Des services incomplets voire incohérents
Jadis, pour entrer en contact avec les services autour d’un produit, le ou la consommateur·rice se rendait sur place. Puis vinrent le téléphone fixe et le fax. Et enfin vint l’interface web avec internet. Depuis lors, on observe une rupture, une barrière entre l’environnement réel et virtuel autour du même produit. Certains services aujourd’hui vous demanderont d’envoyer une lettre pour vous désinscrire d’une newsletter tandis que d’autres vous permettront de vous ouvrir un compte de banque en ligne en trois minutes montre en main. Comment gère-t-on les erreurs d’interface ? Que se passe-t-il lors d’un problème avec votre produit ?
La belle promenade d’Amazon
Une erreur d’interface est commune. Dans le cas de Amazon, ils utilisent le prétexte de « l’erreur d’interface » pour clôturer une réclamation sur un produit en rupture de stock (mais disponible au moment de l’achat). Pour un géant du web, on pourrait s’attendre à un service plus élaboré. On pense à de simples variantes pour traiter un tel cas :
- E‑mail immédiat au client pour avertir de la non-disponibilité du produit avec en option une proposition d’un produit proche ou équivalent. L’utilisateur peut opter pour un remboursement. La frustration est là mais écourtée.
- Délivrer la commande : cette option est la moins envisageable, les marchants n’ayant pas la main sur la production.
Voici la variante utilisée par Amazon :
- E‑mail de suivi de commande
- E‑mails de report de date de livraison (d’une durée de 2 mois dans le cas testé)
- E‑mail d’annulation de la commande suite à « une erreur système »
Dans toutes les options envisageables on s’attend à une communication transparente. Amazon utilise l’incohérence entre le contact mail et téléphonique pour perdre le client et terminer sur une « erreur système ». On note que l’utilisation du modèle de rareté / pénurie aurait pu servir lors de la phase d’achat. Balader ses utilisateurs, c’est non !
Orange / Sosh, identités de marque
Le trio des opérateurs français Orange, Bouygues et SFR ont tous les trois lancé leurs versions petits prix il y a déjà plus de 7 ans. Chacun ayant misé sur la réputation de la marque mère, avec des interfaces client construites très rapidement de façon à être en place le plus tôt possible pour contrer l’ennemi commun Free Mobile. Le résultat : un parcours utilisateur multi-identitaire. On saute entre le site de Sosh et d’Orange, sans être averti de rien, à part quelques mentions « orange ». Le phishing est on ne peut plus réaliste depuis quelques années, on ne peut pas compter sur la réputation seule de Orange. Pourquoi cela interpelle côté éthique ? Une marque se doit d’être impeccable sur son discours son apparence et ses services, de façon à se distinguer des arnaques en ligne. Le moindre doute affecte la confiance, la valeur ressentie et l’impression de sérieux.
Ignorer ses bugs
Freemobile l’opérateur français, comporte un bug dans son interface quelque peu ennuyeux : le champ de formulaire ne reconnait pas un IBAN au format européen (dans cet exemple N26). Or, selon un décret de loi Européenne les organismes tireurs/payeurs sont dans l’obligation d’accepter tous les IBAN de la zone européenne. L’opérateur Freemobile a connaissance de ce bug et n’a pour le moment pas encore agi en conséquence. Quel est le problème dans ce cas ? Un risque d’impayé car lors du prélèvement aucun IBAN n’a pu être entré et la collecte du forfait mensuel est impossible. Il n’existe aucune option alternative pour transmettre cet IBAN à l’opérateur. Nous avons là encore une impasse dans une interface considérée moderne.
Ceci est un petit bug. Je n’ose pas mentionner le constat du million de bugs chez Pôle emploi. Une telle accumulation amène des surcoûts de réparation voire une impossibilité de délier la situation. Jetez un oeil à la série de tweets de Christophe Clouzeau, de nombreux retours laissés sans réponse.
3. Améliorer la situation
Les effets sur l’éthique et la valeur de la marque, sont-ils le résultat d’actions volontaires ? Que faire pour parer à cette mauvaise image sans être le seul « soldat rebelle » à s’opposer à la direction souhaitée de l’entreprise (pas d’effort, pas grave, pas le temps).
Compréhension du produit : les équipes connaissent sa mécanique, son sens et sa valeur.
Faire un état des lieux
Car parfois ce n’est pas une affaire d’éthique mais de moyen, et les deux sont souvent confondus, dans les cas de petites à moyenne entreprises :
- Inventaire de tous les chemins sur toutes les plateformes ainsi que tous les protocoles impliquant une action hors plateforme
- Mise en place d’un contrôle de l’assurance qualité via des outils pratiques tels que Opquast
- Recueil des données (via Community Manager, mails, outils éventuels de beta-test, …) dans un journal de bord avec suivi
- Discussion ouverte et honnête sur la pénibilité d’une fonctionnalité
- Mesure de l’impact : grâce à nos outils d’analyse d’audience on peut cibler et quantifier les points de sortie du parcours utilisateur et adresser les résultats à la direction
Le problème = l’argent
Remonter à la direction « l’ampleur » des problèmes trouvés et si possible adresser un comparatif « régler le problème versus le laisser tel quel » (exemple : faire face aux plaintes, gérer le support client, affect sur la marque, …). Le business est souvent à l’origine de la destruction du travail honnête. Déterminer si un point bloquant est dû à un manque d’attention / de temps ou si c’est une stratégie voulue de l’entreprise. Là vous êtes cuits. Essayer de trouver si légalement on a le droit de s’opposer à une pratique non-éthique, non légale de la direction. Connaitre ses limites : il est de votre ressort de savoir si vous souhaitez supporter et contribuer à des interfaces bienveillantes ou malsaines.
Communiquer sur les problèmes connus
Adresser une liste des problèmes rencontrés, entendus et éventuellement considérés aideront à vous faire mieux voir et à éviter de recevoir maintes fois la même « plainte ». On devient plus transparent et on apaise certaines tensions. Savoir que notre frustration est considérée et que l’on travaille dessus est plus rassurant qu’une absence totale de réponse. Pour les équipes en interne, c’est également apaisant : on sait où se situent les erreurs et on a les moyens de planifier leurs résolutions.
Éviter ou réduire la casse à l’avenir
- Se mettre au Design Sprint (chaque atout métier discute ensemble d’une future fonctionnalité ou d’un problème à résoudre)
- Recentrer sur le minimum viable, utilisable et utile mais surtout respectable. Demander l’autorisation à l’utilisateur, lui laisser reprendre le contrôle (comme proposer des paramètres d’interface vraiment paramétrables)
- Effort de communication sur l’importance des ressources, et de la compréhension de la valeur métier des uns et autres au sein de l’équipe
- De mauvais à mieux : nous avons pu voir que certaines pratiques mal utilisées ont une véritable utilité dans le bon contexte
Quand bien agir paie : l’arrivée de Capitaine Train
Le succès de la startup Capitaine Train (aujourd’hui Trainline) a été en parti grâce à son approche centrée utilisateur, face au géant Voyages SNCF qui a du très rapidement se mettre à jour et s’améliorer. Demain un produit offrant une interface bancale et frustrante peut se faire oublier pour un autre qui aura pris le soin et le temps d’apporter une expérience impeccable aux utilisateurs.
4. Aller plus loin
On juge et critique de l’extérieur et c’est normal. On doit aussi se rappeler des difficultés de mettre en place une UX correcte en interne (recrutement d’une équipe aux valeurs commune, une correcte évaluation des besoins, une entente saine et communication avec la partie business/marketing/développement).
Le manque de communication et d’éducation détruisent le travail des designers mais aussi des développeur·e·s. Nous ne concevons pas seulement une interface. Entre l’interaction homme machine produit, il y a l’expérience autour. L’intention, l’action, le ressenti : l’envie de recommencer. L’appréhension à utiliser l’application. Nous devons penser produit et avant de déployer des fonctionnalités super cool, on se doit d’avoir le minimum viable concernant la mécanique du site. Ce sont les forces conjointes de toutes les équipes autour du produit qui font l’UX.
Je vous invite à proposer une charte éthique, accessible via les mentions légales, signée par l’équipe de conception. Elle mentionnerait les bonnes pratiques mises en place, et surtout les mauvaises pratiques (dark pattern et autres sales tours) que vous refusez d’utiliser. Aidons le web à respecter ses utilisateur·ice·s, nous !
2 commentaires sur cet article
Ben, le 5 décembre 2018 à 5:57
Je me souviens avoir travaillé sur l'interface graphique du guides des programmes d'une application TV pour une box internet il y a quelques années. Il y avait une fonction pour réordonner les chaines selon ses préférences. Cette fonction a été retirée sur pression d'une grande chaine de TV car ils voulaient à tout prix être la première chaîne de la liste, et si on donnait à l'utilisateur la possibilité de changer cela, ils se retiraient du bouquet. Le "Business" a vite pesé le pour et le contre entre une fonctionnalité sympa et ne pas avoir cette chaîne dans son bouquet.
baisseTonFroc #ethique
Vanessa Ilmany, le 5 décembre 2018 à 11:37
Bonjour Ben, merci pour cette anecdote ! Quelle frustration pour l'équipe (et les utilisateur-rice-s). On a là un bel exemple de pression commerciale à défaut d'une utilisation pratique des fonctionnalités.
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