Comment (et pourquoi) faire du développement web avec un trouble de l’attention ?

Imaginez ma surprise quand j’ai découvert, à trente ans révolus, que je souffrais depuis toujours d’un Trouble De l’Attention avec Hyperactivité (TDAH).
En même temps, tous les signes étaient là. Mais, en France, ce trouble psychiatrique a beau concerner 3 à 5% de la population adulte1 2, il reste extrêmement sous-diagnostiqué (en particulier chez les femmes), et même très peu connu en général. Rien que le nom, déjà, prête à confusion.

Une personne souffrant de TDAH (disons hyperactive, pour faire plus simple, encore que l’hyperactivité ne soit qu’un des possibles symptômes) arrive en effet à se concentrer, et même, dans certains cas, mieux qu’une personne « neurotypique » (ne présentant pas de particularités psychiatriques). Ce phénomène est surnommé « hyper-concentration ». Il va par contre s’agir d’un tout ou rien : on passe de la procrastination à outrance au train à grande vitesse. Les hyperactifs sont ces éternels insatisfaits à l’énergie binaire. Ils passent leurs dimanches à s’ennuyer, sans pour autant arriver à faire quoi que ce soit. L’ennui est profond et permanent, sauf quand il n’est plus là, et alors il est remplacé par ce besoin constant de stimulation physique ou intellectuelle. Leur « cycle de la récompense » ne connaît que ces deux états. Il s’ensuit qu’il est extrêmement difficile, voire impossible, de garder une concentration continue sur un sujet qui n’est pas extrêmement stimulant et intéressant, ou, à contrario, de relâcher son attention d’un tel sujet.

De nombreux challenges en découlent : difficultés à socialiser, difficultés à gérer sa vie, à parfois accomplir de simples choses (ne me demandez pas combien de fois j’ai passé le permis de conduire), impulsivité, instabilité, tendance aux abus, situations à risques, etc 3. Ça peut aller loin et vite. Imaginez combien vous détesteriez votre vie si vous saviez que vous allez oublier vos clefs deux fois par mois, mais sans jamais savoir quels jours exactement.

Illustration d'un développeur impulsif

C’est là que j’ai une bonne nouvelle pour mes amis développeurs, en particulier pour ceux qui se reconnaîtront dans ma – brève – description des symptômes 4 : le métier de programmeur est, selon moi, un des meilleurs au monde pour exploiter les avantages que cette différence 5 leur procure.
Il n’est pas dans le périmètre de cet article de prétendre lister tous les soucis potentiels que ce trouble peut engendrer dans la vie professionnelle ; il y aurait tant à dire que mes lecteurs et lectrices hyperactifs auraient depuis longtemps décroché pour aller faire autre chose. On va ici aborder la question sous l’aspect du développement web.

Le développement web est potentiellement la carrière parfaite pour une personne hyperactive 6.

La stimulation intellectuelle que programmer procure à tout le potentiel de devenir la passion de l’hyperactif. Beaucoup sont capables d’absorber à une vitesse monstrueuse les quantités ahurissantes de compétences techniques nécessaires à connaître dans le développement web. Il s’agit aussi avant tout d’un métier du faire. On apprend en faisant, en étant actif. Personne à ma connaissance n’est devenu un bon développeur web juste en lisant de la documentation.

Même, au sein des métiers du développement, le développement web en particulier est critiqué pour être un monde de chaos, de désordre et de changement. Les technologies s’y font et défont à une vitesse hallucinante, et ce dernier framework JavaScript est vraiment top, mais, d’abord, finissons de migrer sur GraphQL.
Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il est difficile de s’y ennuyer.

Tout n’est pas forcément plus aisé. Il y a des challenges plus difficiles aussi, et le premier tient en trois lettres : « git », le fameux système de versionnage.

Imaginez l’historique de travail d’une développeuse ou d’un développeur avec Troubles De l’Attention et Hyperactivité. Ça part dans tous les sens. Tu commences par réparer un petit bug dans le fichier A, puis tu as remarqué une faute de frappe dans le fichier B, et ça serait quand même bien de factoriser un peu dans A, sauf qu’il faut aussi modifier C et D, mais dans ce cas E peut aussi être amélioré, etc.
Maintenant imaginez la tête de votre lead dev, qui vous a demandé lundi matin de corriger ce petit bug dans A, et qui doit faire votre revue de code, code que vous deviez rendre dans l’après midi, et on est déjà jeudi 7.
Votre lead dev, ou vous-même, pouvez être agacés par votre tendance à partir dans tous les sens 8, surtout si vous avez oublié des priorités plus urgentes !

Illustration d'un développeur choisissant mal ses priorités

Disons que rien n’est urgent en ce moment. Vous risquez de vous retrouver confronté au second challenge du développeur web hyperactif. Je veux bien sûr parler des réunions.

Les réunions sont les ennemies jurées des hyperactifs.

C’est un lieu commun : les réunions sont honnies par tous les développeurs ; mais pour les personnes hyperactives, c’est encore pire.
Rester assis à écouter, et surtout quand cela ne vous concerne pas directement, est d’un ennui qui tient pour l’hyperactif de la torture absolue. Par contre, s’il commence à parler, il part systématiquement en hors-sujet, quitte à dérailler la réunion, et il est déjà midi et demi, et tout le monde a faim.
Heureusement, notre meilleur ami le smartphone peut vous sauver, si, par chance, il est socialement acceptable dans votre environnement de travail de l’utiliser 9.

J’en viens au point le plus difficile pour le développeur hyperactif : la communication. Un de mes mentors m’a dit : « La communication est la compétence n°1 du développeur », et il semble avoir tristement raison.

Comment socialiser au bureau quand la plupart des discussions sont pour vous d’un ennui absolu ? Le « small talk » est un rituel social déjà souvent difficile à supporter par beaucoup de vos collègues neurotypiques. Collègues qui par ailleurs peuvent se sentir vexés par votre manque total d’attention lors de vos discussions.
Il faut également mentionner les potentiels challenges sociaux supplémentaires qui peuvent découler de troubles co-morbides au TDAH, qu’il s’agisse de problèmes acquis à cause du trouble (faible estime de soi, anxiété, dépression, etc.) ou bien qui sont apparus en parallèle (troubles autistiques, syndrome de Tourette, Troubles Obsessionnels Compulsifs 10…)

Illustration d'un développeur communiquant maladroitement

Bref, les personnes hyperactives sont souvent vues comme étranges, excentriques. Cela peut être un problème dans beaucoup de métiers, développement web compris ; ne serait-ce que parce qu’il est difficile de relationner avec des personnes au fonctionnement différent 11. Là, comme ailleurs, un environnement de travail bienveillant et inclusif est primordial pour ne pas souffrir de ces particularités.

Cela étant dit, et pour en revenir au développement web, l’hyperactif a la chance d’avoir une probabilité importante de tomber sur un endroit remplis d’autres weirdos. Beaucoup d’entre eux seront aussi des hyperactifs, d’ailleurs. Si le small talk est ennuyeux, les conversations entre développeurs peuvent être extrêmement stimulantes. Ne me lancez surtout pas sur JavaScript et Ruby12. Et l’excentricité peut aussi être une qualité vue positivement par l’environnement tech.

Puisqu’on parle d’environnement, parlons de l’open space.

Là aussi, c’est un grand ennemi de l’hyperactif, et plus particulièrement de sa productivité. Je conseille d’investir dans un casque anti-bruit confortable, et de lui injecter autant de psytrance que possible 13. Ou mieux : de négocier des jours de télétravail, qui auront également l’avantage massif de préserver votre énergie dilettante.

Cela peut vous aider à affronter le prochain challenge : la documentation. Encore une fois, personne n’aime lire ni écrire de la documentation. Pour la personne hyperactive, c’est là aussi une double peine. Il faut qu’elle aille contre sa tendance à vouloir faire, construire, fabriquer, avancer… et plutôt se poser pour étudier avec attention comment cette nouvelle librairie fonctionne. Comme on dit chez les développeurs web : « Une semaine de code peut économiser trente minutes de planification ».

J’en viens au dernier point, qui contribue encore à faire du développement web la carrière idéale pour les hyperactifs : le droit à l’erreur.

En informatique, la grande majorité des erreurs a le bon goût d’être facilement corrigeable.

Tant que la base de données de production est en sécurité, vous n’allez probablement pas tout ruiner. En comparaison, si vous vous êtes intéressés aux Arduinos, vous savez que la moindre distraction au moment des branchements peut griller instantanément tous vos circuits (et ceux de votre Macbook si vous n’avez vraiment pas été prudent·e). Et pour se prémunir encore contre les erreurs, on entretient des suites de tests robustes. Les suites de tests sont primordiales pour toute base de code, mais d’autant plus si cette base est maintenue par une ou plusieurs personnes hyperactives. N’espérez même pas pouvoir avancer sans tests.

Les tests unitaires ou end-to-end ne sont qu’un exemple parmi d’autres. En développement web, on part du principe que tout est complexe, que les erreurs arriveront forcément, et on a supposément des gardes-fous à profusion, des systèmes de monitoring et des procédés pour faire en sorte que cela n’arrive pas. C’est aussi par là qu’un junior hyperactif peut découvrir de nouvelles façons de se prémunir d’accidents dans sa vie privée. L’organisation est votre meilleure amie.

Illustration d'un développeur faisant preuve d'organisation

Les solutions médicamenteuses existent et leur efficacité n’est plus à prouver, mais bien adapter nos mécanismes est le premier et le meilleur traitement possible contre les problèmes que peut engendrer le trouble de l’attention.

Je souhaite à toutes les personnes hyperactives une carrière resplendissante.

  1. https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/17541055
  2. https://www.tdah-france.fr/Prevalence-du-TDAH-en-France.html?lang=fr
  3. Évidemment, les symptômes peuvent se retrouver chez n’importe qui ; c’est leur fréquence et leur intensité qui déterminent ou non le TDAH.
  4. Si vous pensez que votre vie présente des challenges particuliers liés au TDAH, je vous invite à consulter un spécialiste. Je vous conseille par ailleurs vivement de choisir un psychiatre se présentant « spécialiste du TDAH », beaucoup de professionnels manquant tristement d’éducation sur la question.
  5. Car il s’agit d’une différence et non pas d’une maladie. La souffrance liée au TDAH semble tenir avant tout de la dissonance entre ce fonctionnement particulier et les attentes d’un environnement neurotypique.
  6. Croyez moi sur parole, j’ai eu 4 métiers complètement différents avant.
  7. Cette partie du texte a été écrite dans le métro, et je viens de rater mon arrêt.
  8. D’ailleurs, vous avez dû remarquer que ce texte était bourré de notes de pied-de-page digressives.
  9. Ces deux paragraphes ont été écrits en réunion, sur un smartphone.
  10. Un problème arrivant rarement seul, un pourcentage énorme de personnes hyperactives présentent d’autres particularités psychiatriques.
  11. Une personne hyperactive en rencontrant une autre a souvent l’agréable sentiment d’enfin rencontrer quelqu’un de “normal”.
  12. Je trouve l’un des deux fantastique, l’autre horrible, je vous laisse débattre en commentaire lequel.
  13. Une méta-étude dont je ne dispose malheureusement plus indique qu’il n’existe à ce jour que trois moyens d’augmenter la productivité : le café, des écrans plus gros, et de la musique, mais pas n’importe quel genre de musique ; uniquement de la psytrance. Je doute cependant que les chercheurs aient testés toutes les possibilités, donc si vous êtes fan de dark-vapor-chillwave alternative, peut-être que ça marche aussi.

5 commentaires sur cet article

  1. Claude, le mardi 17 décembre 2019 à 09:12

    Merci pour cet articles et ces conseils !
    Est-ce que tu as eu une démarche particulière ou un déclic pour faire ce diagnostic à cet âge ? Je me retrouve un peu dans ces descriptions, d’autant plus que je fidgette beaucoup !

    Pour ce qui est de la musique au boulot, j’écoute des musiques de jeux vidéos : pas de paroles pour me déconcentrer, du rythme, de tous les genres,…

  2. Julie, le mardi 17 décembre 2019 à 10:45

    Bonjour et merci pour cet article !

    Je suis toujours troublée par ce genre d’article sur le TDA/H car ça me questionne sur la connaissance générale de la frontière entre l’autisme et le TDA/H. Il y a des points communs ou alors on mélange. Tout cela n’est pas simple. Voilà un sujet qu’il me faudra approfondir.

    Je me permets, au passage, d’expliciter l’expression « personne neurotypique » qui ne signifie pas « personne non hyperactive » mais plutôt « personne qui n’est ni autiste, ni dys et n’a pas non plus de trouble du déficit de l’attention (avec ou sans hyperactivité) ». Je sais que c’est un raccourci pour cet article mais cela me gène énormément que l’explication ne soit pas complète. En effet, il me semble que, par la suite, cela peut mener à des incompréhensions de la part des personnes qui ne connaissent pas la neurodiversité (notamment en lisant des articles sur l’autisme où le mot « neurotypique » est assez fréquemment employé).
    Je glisse un petit lien Wikipédia sur le sujet : https://fr.wikipedia.org/wiki/Neurotypique

    Un merci spécial à Rémi pour les GIFs non animés par défaut ; ce qui permet de lire les articles sans être déconcentré·e. C’est particulièrement approprié pour cet article ;-)

  3. Samuel Faure, le mardi 17 décembre 2019 à 13:53

    @Claude

    Le conseil le plus important : aller voir un psychiatre *spécialisé* TDAH. C’est révoltant, mais les autres psychiatres ne connaissent pas, ou bien ne croient pas à l’existence de ce trouble. C’est une particularité française.

    Le psychiatre prescrit en général deux tests : les tests neuropsychologiques, et le questionnaire sur les symptômes.

    Les tests neuropsychologiques sont au mieux une INDICATION qu’il peut y avoir un TDAH. Le concept est de vous faire effectuer des tâches en vous distrayant, et si vous ne pouvez pas, alors peut-être que vous avez un TDAH.

    Tristement, beaucoup de TDAH avec qui j’ai discuté ont « raté » leur diagnostic car ils ont « réussis » ces tests à la noix (ils coûtent autour de 500 euros, non remboursés, et on leur donne valeur de diagnostic alors qu’ils ne le sont aucunement !). Ces tests devraient purement et simplement être éliminés. Une amie par exemple a été diagnostiqué non-TDAH juste à cause de ce test, et ses problèmes particuliers ont étés mis sur le compte de son « QI trop élevé ». On marche sur la tête ! Personne ne s’est dit qu’on pouvait réussir ces tests justement grâce à un QI élevé ? Mais en revanche on s’est dit que sa tendance à tout oublier était dûe à un QI élevé ? Bref, cette partie du diagnostic tiens du charlatanisme et je conseille de trouver un psychiatre

    Le deuxième test, dont l’efficacité est prouvée, est un simple questionnaire cherchant à voir si suffisamment de symptômes du TDAH sont effectivement là.

    Bref, se faire diagnostiquer est un parcours du combattant miné, d’autant plus difficile que nous autres TDAH sommes procrastinateurs et peu enclin aux démarches administratives. J’espère que cela changera vite.

  4. Samuel Faure, le mardi 17 décembre 2019 à 13:56

    @Julie en effet le terme neurotypique est bien plus large que cela, si tu as un meilleur terme ou une suggestion de correction je l’implémenterais avec plaisir.

    En effet la frontière entre TDAH et autisme est très peu claire, sans doute dû au fait que le TDAH et l’autisme sont encore mal compris il me semble ; la quasi-totalité des TDAH que j’ai rencontré présentent en tout cas des TSA.

  5. Julie, le mardi 17 décembre 2019 à 19:25

    @Samuel, merci pour ta réponse. Je ferai de plus amples recherches quand j’en aurais le courage ;-)
    Sinon, je ne crois pas qu’il existe de terme particulier. Dire « les personnes sans TDA/H » serait plus juste mais c’est un peu plus long, moins concis :-) À toi de voir, ce qui te semble le plus pertinent dans ton écrit.