Un bon chien, un bon projet

J’ai commencé à écrire des histoires pour enfants il y a quelques années. Je n’ai bien entendu pas cessé mon activité de webdesigner : écrire des livres pour enfants (sans les illustrer) est un métier dont presque personne ne peut vivre – en France, en tout cas.

J’ai découvert en mars dernier les jolis zines d’Austin Kleon, de petits magazines conçus à partir d’une simple feuille A4 qu’il crée puis glisse dans le cartable de son fils en guise de lecture pour sa pause déjeuner. J’ai noté l’idée dans un coin de ma tête et puis je l’ai oubliée.

Un zine d'Austin Kleon et son mode d'emploi
Un zine d’Austin Kleon et son mode d’emploi

Le confinement arrive, les parents sont bloqués chez eux avec leurs enfants et ne savent pas quoi leur faire faire. Des initiatives émergent, des artistes proposent des activités, des lectures ; j’aimerais proposer quelque chose à mon tour mais je ne trouve rien. Et puis…

L’idée

Je retombe sur le lien des zines et je me dis que c’est le moment d’en faire quelque chose. Je cherche un genre de fil conducteur qui me permettrait d’écrire plusieurs histoires sur un même thème. L’idée d’un chien qui joue à la balle avec son maître me vient et me semble intéressante à plusieurs titres :

  • on peut imaginer des tas de maîtres différents (enfant, personne âgée, groupes de personnes…), des chiens de races variées, bref je ne m’enferme pas avec un seul personnage ;
  • quelques blagues me viennent tout de suite : le chien revient avec une autre balle, un autre chien ramène la balle, le chien ramène autre chose…
  • c’est une idée simple, que même les plus jeunes enfants peuvent comprendre.

J’écris un premier strip, j’en fais un zine, je le montre à mon amie et je fais un bide. Ma fille est plus clémente… mais je ne suis pas sûr qu’elle ait vraiment compris le gag. J’en écris d’autres, les retours sont plus enthousiastes, je sens que je tiens quelque chose. Quelques jours plus tard je dispose de cinq ou six strips, je décide de passer à l’étape suivante.

Un bon chien - exemple de strip
Un exemple de strip

La recherche d’illustrateurs-trices

Le plus gros défi commence : je vais tenter de convaincre des illustrateurs-trices de dessiner pour le projet. C’est un vrai pari :

  • il s’agit d’un projet entièrement bénévole, et les illustrateurs-trices sont des personnes très sollicité-e‑s ;
  • le confinement risque d’empêcher de nombreuses personnes de participer ;
  • je n’ai quasiment aucun réseau.

Je crée très rapidement une page (cachée) sur laquelle je publie tous mes strips, ainsi qu’une vidéo dans laquelle j’explique ce que j’attends des auteurs-trices.

Mon amie est coloriste et illustratrice (l’habillage du site des 24joursduweb cette année, c’est elle !) : je lui propose de dessiner une première histoire, elle accepte. Je contacte l’illustratrice de mon dernier livre, qui est enchantée de pouvoir participer ; je contacte l’illustrateur de mon prochain livre, qui n’a pas de temps à y consacrer. Et… c’est déjà la fin des contacts dont je dispose dans mon réseau.

Je commence alors à contacter des auteurs-trices en tous genres (jeunesse, illustration, BD…) afin de leur proposer de participer au projet. Je rédige un message standard que je personnaliserai à chaque envoi et je parcours internet à la recherche de personnes qui pourraient participer.

Cette étape est peut-être la plus intéressante du projet pour moi : si j’ai choisi d’être auteur jeunesse, c’est aussi pour travailler avec des illustrateurs-trices de talent. C’est aussi l’étape la plus fatigante : chaque fois que je tombe sur un profil qui m’interpelle,

  1. je prends beaucoup de temps pour regarder ses travaux et voir si ça peut coller ;
  2. je regarde si on a des contacts en commun, ça peut être un bon moyen de briser la glace ;
  3. je regarde si on partage les mêmes idées (ce serait dommage de proposer un strip pour enfant à un participant de la manif pour tous, par exemple) ;
  4. je dois bien le reconnaître, je jette un œil à son réseau : plus il a de followers et plus le projet gagnera en popularité ;
  5. je cherche un moyen de le contacter : un mail idéalement, un formulaire sur un site perso éventuellement… un profil Instagram en dernier recours, les messages privés d’inconnus étant très peu visibles ;
  6. je rédige un message personnalisé dans lequel je reprends les grandes lignes du projet, les noms des participants, etc. ;
  7. j’attends.

J’ai eu beaucoup de chance au début : je suis tombé sur plusieurs personnes qui ont immédiatement accepté de participer, et je ne les remercierai jamais assez.

Strip de Julie Gore
L’un des premiers strips, illustré par Julie Gore

La publication

Les premiers dessins arrivent, c’est le moment de les partager. J’ai besoin de deux outils :

  1. de quoi héberger les fichiers PDF des zines ;
  2. de quoi les diffuser auprès des parents.

Je dessine très rapidement une page web pour héberger les fichiers, je demande un petit coup de main à Rémi pour l’intégrer, et peu après unbonchien.fr est en ligne.

Côté diffusion je choisis de passer par Instagram, le réseau social qui me semble le plus adapté au projet. Je crée également un compte Facebook qui reprendra automatiquement les publications, permettant aux gens qui n’ont pas de compte Instagram de suivre le projet avec leur compte Facebook.

Les zines sont disponibles en téléchargement sur le site, ils sont lisibles directement sur Instagram et Facebook, toute la chaîne de diffusion est en place, il ne reste plus qu’à produire !

Le compte Instagram de Bonchien
Le compte Instagram : chaque publication se compose d’un premier message d’annonce « le zine est disponible » suivi d’un second message présentant le strip en entier

Les premiers succès

Je le disais, j’ai beaucoup de chance au départ. Plusieurs illustrateurs-trices acceptent de participer et contribuent immédiatement à sortir le projet de l’anonymat. Julie Gore, Minikim et Fabien öckto Lambert en particulier ne jouent pas seulement le jeu, ils portent vraiment le projet avec moi.

Plusieurs personnes me proposent spontanément de participer à leur tour. Une situation potentiellement délicate à gérer : je suis très heureux de voir que des illustrateurs-trices s’intéressent au projet, mais j’essaie de conserver une certaine ligne éditoriale et dans ce contexte certains profils souvent débutants sont un peu difficile à intégrer. Je ne manque heureusement pas de participants ; je décline donc poliment les propositions en expliquant que j’ai suffisamment de monde pour illustrer tous mes strips.

Des strips que je continue de produire en parallèle. C’est sans doute le plus compliqué dans l’histoire. La gestion de projet prend beaucoup de temps mais j’ai l’habitude : contacter les auteurs, gérer les plannings de publication, traiter les retours, faire de la prospection, c’est une activité que je maîtrise et que j’apprécie. Mais continuer à écrire en même temps c’est difficile. Encore plus quand il s’agit d’humour.

Les 14 premiers zines
Les 14 premiers zines

La période faste

Le projet est bien engagé, c’est le moment de songer à en parler. Je contacte en premier lieu les sites qui diffusent du contenu « spécial confinement » (je pense en particulier à la liste collaborative de Taleming, un allié précieux des parents à ce moment-là), puis plus généralement les sites qui traitent de l’enfance. Ici aussi j’ai de la chance : Bonchien est rapidement ajouté à la liste de Taleming (il s’y trouve toujours) et Audrey de Motherinlille rédige un bel article à propos du projet après un sympathique échange téléphonique.

Deux semaines après la première publication le projet tourne bien. Des illustrateurs-trices avec qui je rêve de travailler acceptent de participer, des amis font sa promotion et permettent au projet de passer une première fois à la télé, de plus en plus de personnes suivent le compte Instagram…

Le rythme est soutenu : en mai 2020 je publie une histoire tous les deux jours environ. Je sais bien que je ne serai pas capable de garder une telle cadence, mais pour le moment je suis heureux de voir que Bonchien intéresse du monde.

Le succès me pousse à contacter des illustrateurs-trices de plus en plus populaires. Je suis très heureux quand Soledad Bravi accepte de dessiner un strip, toutefois j’apprendrai à ce moment-là que ce n’est pas parce qu’une personne qui a 150 000 followers participe qu’automatiquement mon nombre de followers augmentera. J’échange quelques mails avec Lewis Trondheim, probablement l’un des auteurs dont j’apprécie le plus le travail, qui me demande les contraintes du projet et garde l’idée sur un coin de sa table… mais ne donnera malheureusement pas suite ; je tente également de contacter Pénélope Bagieu… par courrier postal, seul moyen que je trouve pour lui transmettre un message. Ça ne fonctionnera pas, mais je suis content d’avoir tenté le coup !

Une boîte pour ranger ses zines
Julie Gore proposera même le patron d’une boîte pour ranger tous les zines !

La fin du confinement

Les enfants retournent à l’école quelques semaines plus tard. Ce retour marque un tournant dans la vie du projet : le nombre de publications passe de onze en mai à seulement deux en juin, deux en juillet, deux en août…

Les illustrateurs-trices reprennent leurs activités, et j’ai un peu plus de mal à trouver des personnes pour participer. Sur Instagram le nombre de followers commence à stagner, puis baisse doucement. Je connais mal les algorithmes qui régissent le site mais je ne suis pas tellement surpris, on ne met pas en avant un compte qui ne publie pas régulièrement.

Je travaille moi-même de moins en moins sur le projet. En septembre, je n’écris aucun nouveau strip ; en octobre, je ne contacte aucun nouvel illustrateur.

L’annonce d’un nouveau confinement, ainsi que ma tendance à vouloir terminer les choses, me poussent à me remettre au travail. Plusieurs strips sont encore en cours d’illustrations, certains n’ont pas encore trouvé preneur ; je ne lâche pas l’affaire. Côté écriture, c’est plus difficile : il y a quelques jours j’ai écrit un gag… puis je me suis aperçu qu’il ressemblait étrangement à un autre gag écrit il y a quelques mois. Mais j’ai écrit un nouveau strip hier, et j’ai encore quelques idées qui trainent…

Le bilan

Je suis très heureux d’avoir créé ce projet. Du côté des points positifs, je retiens plusieurs choses :

  • il m’a permis de me créer un début de réseau dans le milieu de l’illustration jeunesse. Ce n’est pas grand-chose, mais j’ai pu échanger avec pas mal de monde et j’y ai pris beaucoup de plaisir.
  • J’ai réussi à écrire beaucoup de gags en peu de temps et dans des circonstances un peu particulières. Ça reste un exercice difficile pour moi, je suis content de m’en être sorti.
  • J’ai pu découvrir Instagram… et constater que je n’aime pas du tout ce réseau social, à la fois pour des raisons techniques et « éthiques ». C’est une nouvelle confirmation que tout l’univers Facebook n’est vraiment pas pour moi.
  • Pour finir, tout de même : près d’une quarantaine de professionnels qui acceptent de travailler bénévolement avec un auteur inconnu, c’est quand même assez fou !

Il n’y a bien sûr pas que du positif derrière cette expérience.

  • Je suis toujours un peu triste de constater à quel point il est difficile de contacter des gens sur internet, et plus précisément d’obtenir une réponse, même négative. Sur l’ensemble des personnes contactées, près d’une sur deux n’a tout simplement jamais répondu. C’est beaucoup.
  • Ma principale déception tient en une phrase : vous en aviez entendu parler, vous, de ce projet ? Voilà : je suis déçu de ne pas avoir réussi à le diffuser davantage, je suis déçu de ne pas avoir réussi à toucher plus de parents et donc d’enfants. Peut-être que si j’avais lancé le projet plus tôt, peut-être que si j’avais trouvé de meilleurs relais, peut-être que si j’avais un plus grand réseau, peut-être…

Le futur

Que vais-je faire de Bonchien dans les mois, les années à venir ? C’est une bonne question.

Côté site internet, il peut rester en ligne un moment, il ne me coûte « que » son nom de domaine, donc pas de quoi me ruiner. Il serait tout de même intéressant que je jette un œil aux statistiques du site pour savoir si des gens le visitent. Étant assez opposé au tracking de manière générale je n’ai mis aucun outil de suivi en place, mais peut-être que je peux trouver des chiffres de fréquentation directement chez l’hébergeur ?

Pour le compte Instagram c’est plus compliqué. Si je le laisse vieillir sans rien faire il continuera probablement à perdre petit à petit ses abonnés. Je pourrais le renommer et en faire mon « propre » Instagram (je n’ai pas de compte actuellement), mais pour y poster quoi ? Je ne dessine pas, et mon actualité d’auteur jeunesse ne suffira pas à maintenir un niveau d’activité suffisant.

En ce qui concerne le projet lui-même, c’est un peu flou. On m’a demandé plusieurs fois si j’envisageais d’en faire un livre : ça n’avait pas beaucoup de sens dans le contexte initial (une activité de création pour les enfants), mais si les histoires plaisent aux enfants, pourquoi pas ? Problème : publier les histoires telles quelles, avec une quarantaine d’illustrateurs-trices, semble compliqué, d’autant que certains sont étranger-ère‑s. Peut-être faudrait-il trouver un nouvel (et unique) illustrateur, amateur de chiens, pour reprendre le projet ?

Conclusion

Si vous lisez ces lignes c’est probablement que le projet vous aura un peu intéressé. Je conclurai donc très simplement en vous conseillant de jeter un œil au site, voire au compte Instagram si vous voulez lire les histoires, et de proposer cette activité aux enfants de votre entourage. N’hésitez pas à me dire s’ils ont apprécié l’idée !