Chers recruteurs : je suis UX designeuse, pas graphiste

Chères recruteuses, chers recruteurs, je m’appelle Nathalie (« Bonjour Nathalie »), je suis UX designeuse. Et depuis dix mois à ce jour (novembre 2021), je suis en recherche d’un nouveau poste. Vous allez me dire que dix mois, c’est long pour une recherche de ce type alors que l’UX design est à la mode et que vos recrutements sur ces profils explosent.

Pourtant ma recherche est loin d’être infructueuse. J’ai eu un grand nombre de pistes (quasiment une trentaine) qui ont débouché sur des entretiens.
Alors pourquoi suis-je toujours sans boulot ? Eh bien parce que je ne corresponds pas à votre principal critère de sélection : je ne fais pas de graphisme.

Une recherche de job plutôt bien partie

J’ai entamé mon parcours de chercheuse d’emploi dès le début de cette année 2021. Je n’avais pas encore quitté mon job (ce que je fis en avril). Mon esprit était en confiance. Et à raison.

En janvier, ma première piste sérieuse est tombée : un poste de senior product designer pour une société qui propose une solution de messagerie open source avec respect de la vie privée. Le job et le secteur correspondaient à ce que je recherche. Youpi !

La recruteuse m’envoya un mail avec le déroulé de l’entretien, notamment les points qui allaient être discutés. Ils concernaient « [mes] points forts et intérêts sur le domaines de la conception de produits : aspect visuel, design d’interaction et product thinking ». J’ai fait un peu la moue car il était notamment question de « visual design », autrement dit du graphisme. Ce n’est pas ma compétence principale, loin de là. Mais qu’importe, je maîtrise les deux autres éléments, ainsi que tout un tas d’autres qui constituent la démarche UX design. Après tout, je fais ce métier depuis 11 ans.

L’entretien se passe bien. L’équipe est déjà composée de 5 personnes avec à leur tête un directeur artistique. C’était mon interlocuteur. Je lui précise en souriant que j’ai peu d’appétence pour le graphisme même si je sais en faire. Je préfère de loin travailler avec un expert plutôt que de bâcler le travail. Au final, j’explique qu’une pluralité de profils serait un atout.

Mes arguments n’ont malheureusement pas suffi, comme le montre la réponse reçue quelques jours plus tard.

J’ai vraiment apprécié votre enthousiasme pour notre projet, mais malheureusement pour ce poste, nous pensons que votre profil ne conviendra pas car nous ne recherchons pas une personne focus UX mais plutôt un généraliste en product design, et plus particulièrement des compétences en visual design.

« Pas de besoin UX, on veut du visuel ». Malgré une équipe déjà bien fournie sur l’aspect graphique, ils ont souhaité la renforcer avec… un clone. Je n’estime pas ce choix judicieux, mais ce n’est pas moi qui recrute.

J’étais déçue bien sûr. Le projet me plaisait et je me projetais déjà dedans. Mais ce n’était qu’un premier loupé, et pas la fin du monde. Du moins, c’est ce que je pensais à ce moment, sans deviner ce qui allait arriver par la suite.

Car depuis ce premier échec, les interviews s’enchaînent, et les réponses négatives aussi 1. Les offres auxquelles je réponds sont bien estampillées UX designer, voire lead UX designer, mais dans beaucoup de cas, le motif du refus reste identique 2 : « On veut une personne sachant faire de l’UI en priorité. »

Ah…

Chères recruteuses, chers recruteurs, je découvre votre incompréhension quant à mon métier, y compris dans les sociétés où un pôle design existe déjà. Et je le conçois. Après tout, être recruteur ne sous-entend pas que vous maîtrisiez les métiers qu’on vous demande de chercher.

Une confusion qui ne date pas d’hier

En 2012, dans son article “UX is not UI”, Erik Flowers déplorait déjà que l’UX design était réduit à son simple aspect visuel et que toute la partie réflexion stratégique pour répondre à une problématique était laissée de côté. Son schéma “How UX wants to be seen & how UX is typically seen” a fait le tour du monde dans le microcosme des designers. À gauche, la liste complète des compétences qui font les UX designers ; à droite, ce que les commanditaires en attendent réellement.

“How UX wants to be seen & how UX is typically seen”, schéma

À l’époque, on pouvait argumenter que la discipline sortait à peine de l’ombre. Sa découverte et sa compréhension par les gens du numérique était longue et laborieuse.

Mais dix ans ont passé. Et si le problème a évolué, il est toujours là. De plus en plus de gens dans les entreprises sont devenus conscients de l’importance de l’UX design pour la conception de produits (numériques, mais pas que), MAIS l’aspect visuel garde encore un trop beau rôle 3.

Qui et quoi recruter alors ? Ce qu’il faut avant tout, c’est vous inspirer des compétences existantes et nécessaires afin de rédiger vos futures fiches de postes, en liaison avec vos besoins. Mais notez-le dès maintenant (et je vais vous le répéter) : la licorne maîtrisant tout n’existe pas.

Les compétences sont nombreuses et la licorne est un mythe

Il existe plusieurs modèles qui recensent les nombreuses compétences couvrant le process UX design. Vous allez voir que cela va au-delà du graphisme et que des profils sans visual design sont envisageables.

Le modèle en T : les connaissances nécessaires

La matrice « modèle en T » définit une liste de quarante-huit compétences détaillées qui composent l’UX design. Cela vous donne déjà un bon aperçu de ce qui est indispensable pour mener à bien des projets.

Pour être UX designer, il faut :

  • des connaissances plus ou moins avancées sur les huit domaines horizontaux ;
  • de l’expertise sur un à trois domaines verticaux.
Modèle en T, de Guillaume Abel

Les modèles ci-dessous vous montrent à quoi ressemblent un profil junior et un senior. Vous noterez que personne ne remplit toutes les cases (pas de licorne).

Le modèle, appliqué à un profil junior
Le modèle, appliqué à un profil senior

Le canevas UX skills matrix : pour s’évaluer sur ses forces et faiblesses

Deuxième modèle : une matrice “UX skills matrix” qui décompose la conception UX en dix-huit compétences différentes, sur huit niveaux d’expertise (d’apprentissage à expert). Chaque membre de votre équipe design peut évaluer ses compétences de manière fine. Il est plus long à remplir que le modèle en T, mais il permet de faire le point sur ses capacités.

Le canevas UX skills matrix

Le skill mapping du NN Group : pour avoir une vision d’équipe

Ce dernier modèle va vous intéresser si vous avez déjà une équipe design, car c’est une cartographie qui se base sur six compétences clés et les met automatiquement en commun. L’outil assure aussi une projection de leurs capacités futures. Cela vous permet de voir les forces et faiblesses de votre équipe, et donc les points sur lesquels porter vos futurs recrutements. Les compétences sélectionnées sont plus réduites mais couvrent tout de même les grands domaines de l’UX design.

En haut, chaque personne a rempli son canevas, en bas, la vision globale du groupe. On voit que leurs compétences en visual design est plutôt lacunaire.

Vous voilà désormais mieux armés pour l’avenir.

Mes conseils pour vos futurs recrutements

Au cours de mes entretiens, il m’est arrivé de donner des conseils à vos pairs sur les profils recherchés, en leur expliquant notamment en quoi leurs attentes étaient utopiques par rapport à la réalité du terrain.
Forte de cette expertise involontaire mais pertinente, voici mes conseils pour vos futures recherches de candidats.

Cessez les offres UX/UI, ciblez mieux

Ces annonces sont légion, mais malvenues. Une offre UX / UI designer (je ne parle même pas de celles de type UX UI dev front) signifie souvent que votre besoin est certainement porté sur le visuel. Si c’est vraiment ce que vous cherchez (notamment si vous voulez des personnes travaillant sur un design system), cherchez des UI designers et non des profils hybrides. Cela vous évitera des monceaux de candidatures inadéquates et un recrutement qui traîne en longueur.

Osez la diversité des compétences

Si votre société possède déjà une équipe design, pourquoi ne pas jouer sur la diversité des profils ? Soit en ciblant plus finement vos offres (UX researcher, UX writer, UI designer), soit en acceptant que les candidat(e)s UX ne maîtrisent pas l’ensemble des missions listées. En clonant trop vos profils, vous allez passer à côté de pas mal de choses. En diversifiant, vous aurez enfin votre licorne… via une équipe pluridisciplinaire 🙂).

Pensez à la recherche utilisateur

UX veut dire « expérience utilisateur ». Ce qui sous-entend que les missions du poste devraient comporter une ligne portant sur la recherche utilisateur. Or, nombreuses sont les annonces qui ne mentionnent pas cette recherche, ou qui parlent de traduire uniquement les besoins des product owners ou des product managers. Désolée, mais si votre offre est rédigée en ce sens, alors il y a un souci. Si aucune interaction avec les utilisateurs n’est prévue dans la stratégie de l’entreprise, vous n’êtes pas sur une démarche UX design. Sauf si votre équipe a déjà des UX researchers. Dans ce cas, pensez à le préciser dans le descriptif.

Halte à la chasse à la licorne (oui, encore)

Comparons avec les disciplines informatiques : avez-vous déjà cherché à recruter un informaticien ou une informaticienne multi-tâches en charge du développement back, front, de l’infra, du système, du réseau et de la sécurité ? Si je ne me trompe pas, ça n’arrive jamais.
Alors pourquoi ne pas appliquer ce principe aux UX designers ? Nous avons nous aussi des spécialités, des domaines d’expertises et de prédilection. Il est dommage de voir des sociétés (qui ont les moyens financiers) passer 15 annonces pour des profils techniques variés mais une seule pour de l’UX. Encore une fois, malheureusement, nous ne pourrons pas faire de miracle dans ces conditions.

Et moi alors, je fais quoi ?

Après des mois de galère, j’ai pris la décision de me spécialiser en UX Writing / content design et d’orienter ma recherche sur ces critères.

D’abord, c’est une expertise qui monte. Ensuite, c’est un point que je trouve crucial car il porte sur ce que je considère comme primordial dans des produits numériques : le contenu.

En mettant la priorité sur le graphisme, de nombreux projets ont négligé ce pour quoi les gens utilisent leurs produits (oui, le contenu). On ne va pas sur un site pour voir ses aspects esthétiques mais bien pour y accomplir quelque chose en relation avec… du contenu : voir des articles, publier des infos, manipuler des données, regarder une vidéo.

En creusant dans mes projets passés, j’ai pu me rendre compte que depuis longtemps, j’avais priorisé et mis en place des actions relatives au content design avant même que ça ait un nom. J’ai même donné il y a peu une conférence sur le sujet.

La stratégie et gouvernance des contenus est un pan du design encore à défricher. Tout est à faire.

Et ça tombe bien, chères recruteuses, chers recruteurs : je suis disponible. Je suis UX designeuse. Je ne fais pas de graphisme, Mais le content design, ça je maîtrise.

  1. Quand réponse il y a. Mais c’est un autre débat.
  2. Je n’ai pas eu que des refus liés aux compétences UI, mais c’est arrivé souvent.
  3. Attention, je ne dis pas que le graphisme doit être négligé, mais qu’il ne doit pas être la discipline prioritaire comme il l’est aujourd’hui.

4 commentaires sur cet article

  1. fred w, le vendredi 10 décembre 2021 à 12:46

    Merci Nathalie pour ce partage d’expérience très enrichissant !
    La licorne est recherchée dans toutes les spécialités ; dans la mienne qui est l’infra/système, il est très fréquent de voir dans annonces des requis attendus de compétences de métiers totalement distincts (infra/système + dev + expert bdd…).
    En médecine, il ne viendrait à l’idée de personne de consulter un chirurgien orthopédique pour remplacer un neuro chirurgien !
    En info, cela ne dérange personne ce gros mélange de compétences…
    Au plaisir de vous lire :-)

  2. Nes, le samedi 11 décembre 2021 à 20:54

    Merci pour cet article qui montre encore un aspect du décalage des recruteurs vis à vis de nos métiers.
    Comme Fred W avant moi, je peux aussi témoigner de cette recherche de licorne dans toutes les spécialités : je suis dev web, je cherche depuis à peu près autant de temps que vous, avec le même « succès ». Ce ne sont pas les offres qui manquent, c’est vrai, mais les offres qualitatives, dans des domaines intéressants et avec un salaire décent ça ne court pas les rues. Et quand on passe les entretiens ils préfèrent prendre exactement leur semblable. Pourtant dans l’annonce ça parlait de diversité, bizarrement…
    Bon courage pour la suite !

  3. Jules, le mardi 14 décembre 2021 à 10:54

    Merci pour cet article. Assez terrifiant. Finalement la montée en puissance du « product designer » est par certains aspects un retour en arrière vers le profil fourre tout, alors que pendant quelques années nous avions réussi à faire comprendre (un peu) l’enjeu essentiel de l’UX au sens large et qu’il était illusoire de penser trouver une seule personne pouvant être vraiment compétente sur toute la chaine de la recherche à l’UI (et avoir le temps !). Pourtant, je le vois au quotidien, les expertises qui manquent le plus dans les produits et projets sont celles qui touchent à la recherche, à la finesse de la conception pour s’assurer d’être compatible avec les modèles mentaux des utilisateurs. Pas le visuel, qui est une compétence bien plus répandue et facilitée ces dernières années par l’avénement des systèmes de design. Bref il y a encore du chemin… bon courage pour votre recherche. (Et pourquoi pas user researcher?)

  4. Rick, le mardi 14 décembre 2021 à 12:51

    Cet article est très intéressant et montre bien un souci dans le milieu de l’informatique, que ce soit chez les devs ou les UX designers. Cependant, comme le dit fred w, les entreprises cherchent des licornes même chez les informaticiens ! Les personnes devant tout faire ont même un nom : les développeurs FullStack (et j’ai déjà travaillé à ce genre de poste).
    J’espère que les RHs et les autres personnes chargées du recrutement liront ce billet afin de mieux comprendre qu’ils cherchent une chimère.