Concilier free-lance et TDAH

Après trois années de questionnements, trois mois de suivi et 300 € en moins dans la poche 1, me voilà récemment munie d’un petit papier attestant que j’ai bien un TDAH (trouble déficit de l’attention / hyperactivité). Concrètement, ma vie n’a absolument pas changé depuis ce diagnostic, à deux exceptions près. Je me sens maintenant légitime à en parler. Et, surtout, je n’ai maintenant plus honte de mettre en place des stratégies pour mieux fonctionner.

Certaines de ces stratégies sont vraiment bêtes, mais elles ont révolutionné ma vie. Pour d’autres, je n’ai pensé à les mettre en place que seulement après avoir lu/entendu que quelqu’un d’autre le faisait. Comme si savoir que d’autres personnes s’autorisaient ça rendait ces pratiques légitimes. Dans cet article, nous allons donc parler de :

  1. Hacker son cerveau
  2. Documenter les tâches ennuyantes
  3. Couper toutes les distractions
  4. Planifier et noter
  5. Apprendre à travailler différemment

Paré·es ? On y va !

Hacker son cerveau

Le cerveau d’une personne TDAH fonctionne différemment de celui d’une personne neurotypique, particulièrement en termes d’attention ou d’impulsivité. Comprendre les mécanismes de fonctionnement de son cerveau est indispensable pour ne plus « subir », voire en tirer le meilleur parti.

Par exemple, dans le cadre professionnel, ça pourrait se traduire ainsi :

Quand j’ai du mal à me lancer dans une tâche : le TDAH vient avec un trouble des fonctions exécutives. Il est parfois impossible de « lancer la machine », on se sent comme « engluée ». Dans ces moments, ma stratégie est d’abord d’assumer d’être dans l’évitement, et même d’en profiter pour faire d’autres choses (vous savez, quand la vaisselle devient soudainement désirable par rapport à un dossier complexe). Et puis quand vraiment, vraiment, il faut s’y mettre, j’essaye de trouver le meilleur déclencheur de dopamine à ma disposition. Par exemple, l’urgence d’une deadline 2. Ou le cadre rassurant d’un Pomodoro. Ce minuteur de vingt minutes m’aide souvent à débloquer la situation : je me donne un temps court pour m’attaquer à cette tâche qui paraît impossible. À la fin du minuteur, elle n’est évidemment pas terminée, mais généralement suffisamment avancée pour ne plus être aussi effrayante (je peux alors la découper en plus petites tâches).

Quand je dois faire des tâches ennuyantes : rien de pire pour un‧e TDAH que l’ennui. L’ennui pousse à faire trente-six trucs à la fois, et on n’avance pas. Pour ces tâches-là, je m’autorise depuis récemment à faire quelque chose qui fait hurler les professionnel·les de l’attention : je mets un fond sonore, voire un film. « Comment ? Mais les études montrent que faire du multitâche est terriblement mauvais pour la productivité ! Que l’on n’est pas attentif ! ». Ce à quoi je réponds : je ne suis de toute façon pas attentive. Mon cerveau a du mal à se fixer. En lui proposant une alternative qui demande peu d’attention (par exemple un énième visionnage de Dirty Dancing), je m’offre du répit en autorisant mon cerveau à vagabonder de temps en temps. C’est beaucoup plus efficace pour mon travail que de finir par zoner sur les réseaux sociaux et de ne jamais revenir à ma tâche principale. Et toc !

Quand je dois faire un truc que je kiffe : ici, pas besoin de motivation pour me lancer. Par contre, ça peut être intéressant de rechercher l’état d’hyper focus. Cet état que connaissent bien les TDAH : on est tellement concentrée qu’on en oublie le reste (manger, aller chercher les enfants à l’école…). Dans le cadre professionnel, je suis alors hyper efficace, et je peux accomplir une grosse charge de travail pendant un laps de temps assez conséquent. Pour en tirer le meilleur, je fais donc en sorte de garder des larges créneaux de temps sans réunions : je sais qu’ils peuvent passer en un claquement de doigts !

Documenter les tâches ennuyantes

Le cerveau TDAH fait zéro effort pour retenir les choses qui ne l’intéressent pas du tout. Une sombre histoire de déficit en dopamine pour les tâches qui nous paraissent ennuyantes. Personnellement, je suis donc incapable de me souvenir de certaines choses (comme la case à remplir quand je déclare mon chiffre d’affaires), peu importe le nombre de fois que j’ai eu à le faire.

Par contre, je suis capable de dérouler une checklist sans réfléchir, si vraiment il le faut. J’ai donc documenté un certain nombre de tâches administratives récurrentes, pas à pas. Je cherche à n’avoir aucune question à me poser le jour J (afin d’éviter de bloquer, d’avoir peur de mal faire et donc de ne… rien faire). Typiquement, au fil des années, j’ai documenté :

  • La démarche pour déclarer mon chiffre d’affaires chaque trimestre ;
  • Le minimum à faire pour suivre mes comptes en tant qu’auto-entrepreneuse ;
  • Le process à suivre pour envoyer mes factures chaque mois (chaque client en impose évidemment un différent…)
Capture d'écran d'une liste de tâches à accomplir, chaque mois, et chaque trimestre. Par exemple : Déclarer ce chiffre dans la case « Chiffre d'affaires des autres prestations de services »
Checklist personnelle des choses impossibles à retenir

Et puis cocher des petites cases est un bon hack de dopamine : le sentiment d’accomplissement d’une tâche m’aide à me sentir un peu moins stupide d’avoir la mémoire si faillible !

Couper toutes les distractions

Une distraction, pour un cerveau TDAH, peut être fatale. Ça ne va pas seulement retarder la personne dans sa tâche, mais la lui faire oublier totalement.

Un exemple typique : je dois envoyer un mail à un client pour lui proposer un rendez-vous. J’ouvre donc ma boîte mail et y découvre un mail non lu. Je l’ouvre, le lis et là, c’est la fin… Mon cerveau vient de bifurquer. Je réponds probablement au mail. Et puisque mon cerveau y est, je décide de me replonger dans ce projet. Je passe une bonne session de travail, je suis contente et fière de moi ! Quand soudain, trois jours (ou trois semaines) plus tard, je réalise avec effroi que je n’ai JAMAIS envoyé le mail prévu à mon autre client…

Pour éviter cela au maximum, je fais attention à éviter toutes les distractions. Et quand on travaille dans le numérique, ce n’est pas une mince affaire !

Mettre le téléphone en silencieux. J’ai coupé toutes les notifications. Ça m’arrive de rater des urgences, mais globalement, ça vaut le coup (je n’ai pas une vie qui nécessite que je sois joignable dans l’heure).

Organiser son espace de travail numérique : j’organise mes « Bureaux » (sous Mac) par tâche. Par exemple :

  • Bureau 1 : le « travail de fond » (mes emails professionnels, mon bloc-notes…).
  • Bureau 2 : un projet A (Figma, un navigateur avec les bons onglets ouverts).
  • Bureau 3 : un projet B (et oui, en tant que TDAH, j’aime bien naviguer entre plusieurs tâches) (une autre instance de navigateur, avec les bons onglets).
  • Bureau 4 : l’espace de travail loisir (celui où j’irai pour ma pause réseaux sociaux, avec tous les articles à lire plus tard par exemple…).

Au moment où je travaille sur une tâche, je ne vois que les écrans dont j’ai besoin. Et si j’ai oublié ce que j’étais en train de faire (parce que j’ai éternué par exemple) (… je sais… je me fatigue moi-même toute seule), je retrouve rapidement où j’en étais.

Interface de Mac OS, avec 4 vignettes montrant 4 bureaux (nommés Bureau 1, Bureau 2...)
Un bureau pour chaque tâche

Privilégier les outils « compatible TDAH », qui vont permettre de compenser mes défauts :

  • Pouvoir « marquer en non lu » ou « programmer un rappel » afin d’éviter le côté « Je lis mais je ne traite pas aussitôt et j’oublie donc totalement ». Adieu donc les SMS, Whatsapp ou la messagerie Linkedin pour traiter de sujets professionnels qui nécessitent des actions.
  • Sans (trop de) notifications : pour prendre des notes, par exemple, je préfère un pad tout simple plutôt que Notion (ses notifications me font oublier ce que je voulais faire ; sa lenteur aussi).
  • Avec compartimentation des projets : j’ai par exemple arrêté d’utiliser le logiciel Slack. Je privilégie d’ouvrir (consciemment) un seul espace de travail Slack à la fois, directement dans mon navigateur 3.

Fermer les logiciels/onglets trop distrayants : j’ai beaucoup de mal à travailler quand une partie de mon cerveau pense aux petites notifications « messages non lus ». Je préfère donc ouvrir mes mails, les réseaux sociaux ou la messagerie à des moments donnés. Mais quand je suis dans une tâche de travail, je ferme tout. D’ailleurs, je branche rarement mon écran secondaire. Pour moi, avoir deux écrans est souvent contre-productif : cela m’empêche de me concentrer sur ma tâche du moment.

Planifier et noter

L’espace mental d’une personne TDAH est riche et dense. Personnellement, j’oscille entre deux modes :

  • avoir l’esprit intégralement focus sur un seul sujet. Mon esprit fourmille de mille idées. Par contre, les sujets un peu vieux (comprendre, d’il y a plus de cinq minutes) peuvent être totalement occultés. Et cela rend les choses difficiles quand on jongle entre plusieurs projets…
  • avoir l’esprit qui papillonne entre de nombreux sujets, en boucle, de peur d’en oublier un. Ce qui finit effectivement par arriver à la seconde où je me concentre sur l’un d’entre eux.

Le matin, donc, j’essaye de prendre un temps pour :

  • planifier ce qui m’attend. Je reporte tous mes rendez-vous (oui, ils sont déjà dans un agenda numérique, mais les écrire m’aide à le fixer). Et surtout, surtout, je configure un minuteur pour chaque réunion de la journée.
  • poser par écrit tout ce qui m’encombre. Je note ce qui tourne en boucle pour me libérer l’esprit.
Agenda du mois de mai. On voit deux colonnes avec des cases à cocher. À gauche des tâches comme «Commencer audit». Dans la colonne de droite, des rendez-vous «12 h : Atelier»
Depuis quelques années, je suis particulièrement fan des agendas My365, qui me permettent de gérer mes rendez-vous et mes tâches

Je fais aussi cet exercice chaque mois pour me rappeler mes gros engagements, planifiés de longue date et oubliés depuis (une conférence, un atelier…) et relister tous mes sujets en cours. C’est d’autant plus utile quand on a par exemple un « gros client » (qui prend beaucoup de temps de cerveau) et des « petits clients » (pour lesquels je pourrais facilement oublier de consacrer du temps).

De cette manière, je peux commencer ma journée (à peu près) apaisée.

Au fil de la journée, je mets de côté mon agenda pour le troquer contre un carnet (numérique ou physique). Cela m’est très utile car :

  • Écrire permet de se concentrer : pendant une réunion ou une visio, c’est une très bonne technique pour rester focus avec la tête et avec les mains.
  • Écrire permet de se souvenir : je note systématiquement ce que je m’engage à faire en tant que prestataire (les délais, le type de livrable, etc.). Et tant que j’ai les idées claires, je note aussi les prochaines étapes. Enfin, quand j’enchaîne les missions courtes, je trouve de la valeur aussi à noter des détails, sinon, j’ai du mal à retenir tous ces contextes différents.

Apprendre à travailler différemment

Après un parcours scolaire classique (pensé pour des personnes neurotypiques) et des années en salariat sous la houlette de managers et de responsables hiérarchiques, on oublie parfois qu’il existe d’autres manières de fonctionner. Le freelanciat peut être une réelle soupape de décompression pour une personne TDAH.

Profiter de la souplesse horaire : en freelance, pas de badge à valider ou d’autorisations à demander. On peut travailler intensément le temps qu’on souhaite puis soudainement déclarer que Ça suffit pour aujourd’hui.

Choisir ses sujets et ses clients : choisir où l’on met son énergie, ou ne pas choisir justement. Ainsi, la même année, j’ai facturé des missions d’UX, d’accessibilité, d’UX writing, de création de site web et même de photographie de mariage. Je sais depuis longtemps que j’aime toucher à tout (mon cerveau de TDAH adore apprendre des nouvelles choses) et le statut d’entrepreneuse est particulièrement propice à cela.

Être maîtresse de ses décisions : envie d’acheter vingt livres sur la nouvelle thématique du moment ? Faisons ça ! Flemme de déclarer soi-même sa TVA (et surtout, avoir oublié de le faire pendant 6 mois) ? Payons quelqu’un pour le faire ! Bref, n’avoir personne à convaincre de ce qui est bon pour nous, c’est vachement reposant !

Pouvoir mener des projets personnels : que ce soit de la formation ou des projets plus ambitieux, c’est souvent bénéfique aussi bien pour soi-même (pour apprendre de nouvelles choses, pour retrouver la motivation) que pour son business de freelance (ça permet de se faire connaître, de montrer ses compétences, etc.).

Et après ?

On pourrait croire que j’ai trouvé la réponse à tous mes problèmes. C’est sans compter le plus gros défaut de ces stratégies : elles deviennent totalement inefficaces quand on oublie de les appliquer… (et ça m’arrive ! souvent !)

Heureusement, de mon expérience, au final, il n’arrive jamais rien de vraiment grave. Oui, j’ai déjà loupé des rendez-vous (et du coup de potentielles missions). Bon, eh bien ça laisse plus de temps pour d’autres clients, voilà tout ! Oui, j’ai déjà fait des erreurs administratives. Mais jusque-là j’ai réussi à les réparer et à ne jamais aller en prison ! (Bravo moi !)

Alors si comme moi vous vous êtes déjà posé cette question : est-ce qu’on peut être freelance quand on a les idées qui partent dans tous les sens ? Mes trois petites années d’expérience (mais riches en succès), qui me font dire que : oui c’est possible, avec un minuteur pour chaque réunion, un peu d’introspection et beaucoup d’itérations !

D’ailleurs, dans le monde du web et/ou de l’entreprenariat, les personnes neuro-atypiques semblent être un peu moins minoritaires qu’ailleurs. J’y vois une preuve que, peut-être, ces métiers semblent propices à notre épanouissement !

 

  1. Privilège de vivre près d’une grande métropole. J’ai ouï-dire que ça pouvait être bien plus long dans d’autres contrées.
  2. Mécanisme totalement utilisé pour cet article, qui m’aurait pris huit mois à finir dans un autre contexte.
  3. Sinon, trop souvent, j’ouvrais le logiciel pour envoyer un message et repartais seulement trois heures après, après avoir lu tous les messages non lus de tous mes projets en cours…
  4. Couleur vert forêt, sinon ça marche moins bien.

4 commentaires sur cet article

  1. Sophie, le mardi 12 décembre 2023 à 08:03

    Intéressant ton billet, je suis presque persuadée qu’il pourrait aussi s’appliquer à une personne qui a eu des burn-out, le cerveau ne fonctionne plus de la même manière. Je vais tester pour voir. Merci Anne-so !

  2. MAIZA, le mardi 12 décembre 2023 à 11:46

    Merci beaucoup pour cet article dans lequel je me retrouve tellement (pas diagnostiqué mais sûr d’avoir un TDA sans H) : les oublis fréquents, le cerveau qui fuit certaines tâches, la difficulté de concentration, etc…
    J’envoie ce commentaire sans même avoir fini la lecture, tellement je saute d’une tâche à l’autre !

    :D

  3. Laila, le lundi 18 décembre 2023 à 18:08

    Merci pour ton article ! C’est plein de bons conseils, je le fais suivre :)

  4. Sandy, le mardi 19 décembre 2023 à 08:31

    Super article, j’aime bien savoir comment les gens s’organisent avec un tda.

    Pour moi, le seul truc vraiment efficace, c’est la procrastination active… Je programme le travail juste avant la dead Line. Il n’y a que dans le stress que j’arrive à focus…

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