Le conte du petit caillou dans la chaussure

Il était une fois — car tous les contes commencent ainsi paraît-il — un petit développeur qui avait bien travaillé tout au long de l’année. Ses clients et ses managers sont satisfaits, il bosse joyeusement avec ses collègues (hé ho, hé ho) et pourtant, quelque chose n’allait pas. Il lui semblait avoir traîné toute l’année un petit caillou dans sa chaussure. La qualité de son travail se dégrade de projet en projet, il faut aller plus vite encore et toujours, faire mieux pour moins cher. En rentrant chez lui ce soir-là, il en a vraiment plein les bottes. Il est heureux de se poser enfin sur son canapé, les pieds dans des chaussons moelleux et de siroter une tasse de vin chaud au coin de la cheminée.

Malgré tout, le petit vélo continue à tourner dans sa tête. Il soupire en se disant qu’il aurait bien pu être encore au bureau à cette heure, à finir un projet en urgence, il s’en est fallu de peu.

« Et qu’est ce qu’ils croient les clients d’abord ? Pourquoi râlent-ils quand je veux bien faire mon travail, et que ça demande un peu plus de temps ? Ils pensent peut-être que je m’amuse ? Il y en a encore un d’ailleurs qui ne s’est pas privé de le dire cette après-midi en me demandant pourquoi je passais du temps à réécrire du code alors que les fonctionnalités avaient “soi-disant” déjà été développées.

Et pourtant, j’aimerais bien m’amuser, moi, au lieu d’écoper les trous de ce framework dépassé qu’on est obligé d’utiliser. Mon blog est en stand-by depuis des mois, et je ne sais plus depuis quand je me prive de lire tous les articles que je vois passer dans ma veille. Il faudrait que je parle sans doute, mette les points sur les “i”, les barres sur les T, mais me comprendrait-on ? Le plus simple serait peut-être de changer de boîte… Jules de chez Smith-en-face a l’air de se faire plaisir, lui. Il vient de commencer à utiliser le framework Big Stone 3.0 qui a l’air d’être nettement plus à la pointe que mon Little Rock 0.99. »

La somnolence gagne peu à peu notre petit développeur, sans doute l’effet du vin chaud ou des chaussons moelleux, et le voilà qui ronfle bruyamment du sommeil du juste. Quand, soudain, il est réveillé par un étrange bonhomme en rouge qui éternue bruyamment dans son salon.

« Dis donc, ça fait combien de temps que tu n’as pas fait ramoner ? C’est tout couvert de suie, j’ai failli mourir dix fois là-dedans.

— Mais qui êtes–vous ? Que faites-vous là ?

— Ah ! Mon bonhomme, je suis le Père Noël des développeurs et j’apparais à ceux qui croient trop en moi. Je t’ai observé tout à l’heure, ton petit vélo, ton caillou, tout ça, ils ne vont pas se résoudre par magie tu sais. D’ailleurs, je t’emmène faire un tour, lève–toi, prends une serviette et en route, nous allons commencer par faire un tour dans le passé. »

Et voilà que notre petit développeur, en robe de chambre mais avec une serviette dans la main se met à décoller à la suite du drôle de bonhomme en rouge.

Le voilà qui atterrit soudainement dans une salle de réunion. Bizarre, les gens qui l’entourent lui rappellent étrangement quelque chose, il se voit même en face de lui et, soudainement, tout lui revient. Le drôle de bonhomme l’a ramené trois jours auparavant lors d’une réunion client et il se tient derrière lui.

« Souviens-toi, c’était il y a quelques jours lors de cette réunion importante du projet, voilà tes managers et tes clients et toi, qui présentes l’avancement de tes travaux. Pourquoi n’as-tu pas dit la vérité à ce moment-là ? »

Et notre développeur se souvient de cette gêne, de ce moment où il n’a pas dit que les problèmes rencontrés sur le projet étaient essentiellement des problèmes de qualité de code, qu’avec un peu de temps on aurait pu faire mieux, qu’on pourrait même rattraper le coup avec un peu de refactorisation. Mais comment avouer que l’on n’a pas codé de manière optimale la première fois et que l’on doit consacrer du temps à améliorer le code existant, temps qu’on ne pourra pas passer à développer de nouvelles fonctionnalités ? Et pourtant cela ne devrait pas faire partie du travail, ce qui n’est pas fait aujourd’hui va perdurer dans le produit encore et encore et coûter bien plus que le temps initial. Oui, se dit-il, j’aurais dû dire ça.

Le bonhomme rouge se remet à parler. « Bon, et maintenant, si on retournait au présent et que l’on allait voir comment ça se passe ailleurs ? » Notre héros s’envole donc de nouveau, le paysage défile à tout allure avant de s’arrêter juste devant chez Smith-en-face. « Entrons et voyons comment se débrouille Jules avec son nouveau framework. »

Bien que l’on soit la veille de Noël, l’activité chez Smith-en-face semble battre son plein. Le petit développeur pousse la porte pour découvrir la petite agence en pleine hystérie. Invisible, il va de bureau en bureau, tous les développeurs semblent au bord de l’embrasement. Dans son bureau, Jules est en pleine séance de pair-programming avec l’un des ses collègues.

« T’y comprends quelque chose toi à ce nouveau framework ?

— Pas bien non, c’est vraiment perturbant. Avec le premier tuto ça avait l’air simple et je vois bien les possibilités, mais là, je cale.

— Si seulement on avait un peu de temps pour le prendre en main…

— Oui mais tu as vu les délais, il faut que tout soit prêt pour le début d’année.

— Bon on va faire n’importe comment, j’espère qu’on le paiera pas plus tard.

— Oui, allons‑y. Et dire que l’auteur du framework donne une conférence dans notre ville dans quelques jours…

— Tu sais bien qu’on ne pourra jamais y aller.

— Ouais, comme d’habitude. Bon, rogne sur les tests, la documentation et le refactoring qu’on puisse rentrer à la maison avant quatre heures du matin. »

Le bonhomme en rouge est revenu dans la pièce et dit à notre développeur : « Laissons-les travailler, ils en ont encore pour un moment. Allons voir un peu plus loin dans l’avenir ce qui nous attend. »

Notre développeur se retrouve alors en haut d’une montagne, au soir couchant, entouré de moutons paissant tranquillement. Deux bergers discutent entre eux. Quand il s’approche, il découvre avec stupéfaction que ces deux bergers sont lui-même et Jules, de chez Smith-en-face. Au vu des barbes qui mangent leurs visages, cela fait quelques années que ces deux-là se sont reconvertis… Ils ressassent leurs vieux souvenirs.

« Ah, tu te souviens, Jules, de notre passé de développeurs ?

— Oui, j’en rêve encore certains soirs, ça fait grogner mon chien.

— C’est vrai que ça n’a pas été toujours rose.

— J’ai vraiment perdu toute envie et toute vie lors de cette migration.

— Si seulement on avait su parler, fait quelque chose, Jules, peut-être que la vie aurait été différente… Heureusement, il nous reste les étoiles, dit-il en embrassant du regard le paysage.

— Ah, mince !

— Quoi donc ?

— En prenant le sentier je crois que je me suis mis un caillou dans la chaussure.

— Tu l’enlèveras un jour Jules, tu l’enlèveras un jour. »

Dans un craquement de bûche, notre petit développeur se réveille soudainement. Tout confus, il se demande ce qu’il y avait dans ce vin chaud pour faire un rêve aussi étrange mais il avise soudain sur la table un petit papier.

« Maintenant que mon petit passage est terminé, voici quelques petits rappels pour bien aborder l’année qui vient.

  • Dis toujours la vérité, et n’hésite pas à dire “non” également. Le client le comprendra d’autant plus que c’est dit tôt et argumenté.
  • Apprends à vendre la qualité, si tu ne peux le faire toi-même sache que des indicateurs existent qui parleront à tes managers ou à tes clients.
  • Sois fier de ton travail, tu es un artisan avant tout et ce qui te motive c’est le travail bien fait, non ? Alors n’hésite pas à en être fier !
  • Reste humble cependant, accepte tes erreurs qu’elles soient dans ton jugement ou dans ton code, c’est le meilleur moyen d’avancer.
  • Relis régulièrement ton code et celui des autres. Tu t’en affligeras peut-être, mais tu noteras aussi des progrès qui te satisferont.
  • Souviens-toi que le travail ne s’arrête pas quand tu as livré une fonctionnalité : écrire les tests, des commentaires, refactoriser pour rendre le code plus lisible font partie du job.
  • Partage tes petites découvertes et tes grandes victoires et reste ouvert à celles des autres.
  • Forme-toi, va à des conférences, des meetups, découvre de nouveaux outils, étudie les méthodes de travail et habitudes des autres pour garder l’esprit ouvert, ça t’aidera à résoudre tes problèmes.
  • N’oublie pas de prendre du plaisir dans ce que tu fais. Amuse-toi, fais en sorte que ton environnement de travail soit agréable. Keep it fun !
  • Et surtout, surtout, surtout, ne laisse pas un petit truc te pourrir la vie et prendre des proportions énormes. Trouve rapidement des solutions, saisis des opportunités pour les appliquer, car comme on dit : on ne peut marcher en regardant les étoiles quand on a un caillou dans la chaussure.

Sur ce “Joyeux Noël et Bonne Année !” »

6 commentaires sur cet article

  1. Grégory Copin, le mercredi 24 décembre 2014 à 02:27

    Bravo. Plume agréable à lire et conseils très avisés pour un pôle où la timidité et les rushs de fin de projet prennent souvent le pas sur le confort de travail (y compris le confort de l’esprit ;))

  2. Nico, le mercredi 24 décembre 2014 à 10:27

    Merci pour ce joli conte. :)

    Je ne peux qu’abonder dans les conseils : dites-vous bien qu’on peut bien emballer un problème de toutes les manières, ça ne le change pas, donc autant l’aborder de suite, ça sera posé.

    Je suis surnommé parfois « Dr House » parce que j’aborde les problèmes de manière directe, mais en attendant, bon nombre de gens me disent qu’in fine, ils préfèrent savoir à quoi s’en tenir plutôt que d’avoir quelqu’un qui ne dit rien et qui attend que ça explose. Croyez-moi sur parole, c’est peut-être pas facile, mais ça simplifie bien les choses :)

  3. tykayn, le mercredi 24 décembre 2014 à 11:47

    au début, durant les réunions quand on me demandait mon avis je disais que c’était bien ce qu’on faisait, que la plateforme était agréable et plein de choses positives sans parler des choses qui me plaisaient moins car je pensais que c’était ce que mes supérieurs voulaient entendre.
    Mais j’ai appris sur le tard qu’il valait mieux râler poliment et proposer des choses même quand on sait qu’elles ne seront pas mises en place, comme c’est narré ici.

    Une autre chose difficile à faire comprendre dans bon nombre d’entreprises c’est qu’avoir des horaires à rallonge engendre du mauvais boulot, et qu’en dehors de leurs heurs de travail, les employés ont tout intérêt à avoir une vie bien à eux.

    étant depuis quelques temps à mon propre compte c’est devenu une évidence qu’il faut argumenter contre ce qui ne convient pas et alimenter commentaires, documentation, et veille technologique tout en trouvant un équilibre avec le temps libre.

    enfin, très chouette conte et comme toujours merci pour ces 24 jours de web :)

  4. brice, le mercredi 24 décembre 2014 à 12:55

    Merci pour vos messages. Merci aussi à Marie-Cécile et Laurence pour leur relecture.

  5. ID, le mercredi 24 décembre 2014 à 16:14

    Merci pour ce conte.
    Il faut argumenter en effet pour expliquer ce qu’il faut faire pour avoir de la qualité… et, si on doit quand même faire la cochonnerie demandée, expliquer que c’est de la cochonnerie, pourquoi et les risques que cela comporte à terme.

  6. Favre Georges, le mercredi 24 décembre 2014 à 19:57

    Une belle histoire et un beau programme. Pouvoir s’exprimer reste le plus important. Et pour le petit caillou une histoire corse : eh Doumé, pourquoi tu marchés avec un caillou dans ta chaussure.….? Quand je m’arrête et que je l’enleve je suis tellement bien.…!
    Mais peut être vaut il mieux marcher sans !
    Bon Noël et surtout bonne année 2015