Construire une expérience web pan-africaine depuis Amsterdam : retour d’expérience

Le Web en Afrique est un sujet vaste et compliqué et d’autres personnes bien plus qualifiées et locales que moi pourront vous parler plus en détail de nombreuses des réalités quotidiennes. Ce que je vous propose ici, c’est un retour d’expérience sur les leçons apprises et les éléments intéressants découverts dans le cadre d’un précédent projet de plateforme panafricaine sur lequel j’ai pu travailler.

Un peu de contexte pour débuter

VC4A est une plateforme permettant la mise en relation d’entrepreneurs africains avec des ressources permettant le développement de leurs activités : mentors, programme de coopération économique, investisseurs, etc.

Pendant un peu moins d’un an, j’ai eu l’occasion d’accompagner l’équipe sur un de leurs projets : une académie en ligne autour des thématiques entrepreneuriales. Je venais renforcer l’équipe de développeurs basée à Amsterdam en apportant des compétences principalement axée sur la conception centrée sur les utilisateurs et l’intégration web.

Non, l’Afrique n’est pas un pays.

Je l’ai en effet entendue plus que de raison, alors qu’il s’agit de 54 ± 2 pays et d’environ 1,2 milliard de personnes.

À la vue de ces chiffres, on peut s’en douter : il n’y a pas un seul et unique marché africain. Il s’agit d’un contient riche en cultures, langues, alphabets, histoires et habitudes très différentes les unes des autres. Concevoir une expérience pan-africaine complète constitue un challenge aussi fort que celui de créer une expérience riche à destination de tous les marchés d’Amérique : du Canada à l’Argentine, en passant par Cuba et les îles caribéennes.

Dans le cadre du projet sur lequel j’ai été amené à travailler, il a été décidé de cibler principalement 5 pays aux écosystèmes d’entrepreneurs très développés : le Nigéria, le Somaliland, l’Égypte, le Cameroun et l’Afrique du Sud.

Côté design, cette sélection représente déjà un défi à elle seule : 15 langues officielles (principalement lié à l’Afrique du Sud et ses 11 langues officielles) et deux alphabets dans deux directions différentes à gérer, sans compter les soucis de la conception centrée utilisateur à distance.

Côté intégration, l’omniprésence du mobile a amené des défis compliqués à résoudre dont on va faire le tour ensemble.

L’omni-présence du mobile, en pratique

Concevoir mobile-only

Mobile-first. L’édition originale du livre de référence de Luke Wroblewski aux éditions A Book Apart date de 2011. À titre de comparaison, au même moment, les connexions filaires haut-débit en Afrique représentaient environ 0,4 % des personnes ayant un accès à Internet. Autant dire que la question du mobile ne se pose pas, elle s’impose.

Là où sur de nombreux sujets en Europe, nous sommes amenés à penser numérique, comme l’e‑learning par exemple, de nombreuses déclinaisons pan-africaines sont conçue en mode « m‑learning ». En d’autres mots, de nombreux services et de nombreuses initiatives destinées à certains marchés africains n’existent que sur mobile.

La raison est simple : il s’agit du 2ème marché mobile au monde avec ses 560 millions d’abonné·e·s et son plus d’un milliard de cartes SIM en circulation.
Autre facteur expliquant l’omniprésence du mobile : il existe un nombre très faible de lignes terrestres et en créer de nouvelles représente un coût bien plus élevé que l’installation d’antennes relais pour mobile.

Dans le cadre du projet pour lequel j’ai travaillé, plus d’un utilisateur sur deux (desktop + mobile confondu) était utilisateur d’un terminal Android plus ou moins récent.

Une prise en compte plus que nécessaire des services mobiles dans vos projets, y compris les services oubliés en Europe

La banque mobile est un bel exemple des services mobiles utilisés quotidiennement.

En effet, le taux de bancarisation est souvent extrêmement faible, au profit des services de banque mobile comme Orange Money ou MPesa. La bancarisation est tellement faible qu’aucun·e des utilisateur·rice·s que j’ai pu interviewer étaient détenteur·rice d’un compte bancaire. Jusqu’à la question du salaire, tout passait par les plateformes de banque mobile.

En Côte d’Ivoire par exemple, un·e marchand·e est obligé·e de maintenir jusqu’à 3 comptes – MTN Money, Flooz et Orange Money – s’iel voulait recevoir des paiements mobiles des trois principaux opérateurs mobiles.

Comme vous pouvez vous en douter, cette problématique va se retrouver pour l’e‑commerce. Pas de compte en banque signifie bien souvent absence de cartes de crédit VISA ou MasterCard. Seulement, ne pas avoir de cartes VISA ou MasterCard est rapidement un frein sur une bonne majorité des sites e‑commerces que vous visitons quotidiennement.

Là aussi, déterminer précisément quels sont les marchés que vous ciblez vous permettra de définir plus aisément quelles sont les principales plateformes de paiement mobile que vous aurez à implémenter.

Enfin, un grand nombre des personnes que j’ai pu interviewer étaient habituées à l’utilisation de services mobiles comme USSD. Cette fonctionnalité des réseaux téléphoniques mobiles a tendance à disparaître en Europe mais demeure très utilisée dans de nombreux pays africains. Les services vont bien au-delà du suivi consommation auprès de l’opérateur téléphonique. Certaines compagnies spécialisées permettent par exemple aux commerçant·e·s de pouvoir suivre leur stock à travers cette technologie.

La grande importance de l’accès aux contenus hors ligne

C’est là une autre thématique discutée dans la majorité de mes interviews d’utilisateur·rice·s : l’importance de l’accès aux contenus hors-ligne. La question était abordée que les personnes concernées soient issues de milieu urbains ou ruraux.

Une des utilisatrices avec laquelle j’ai pu discuter m’annonçait devoir faire une à deux heures de route chaque fois qu’elle voulait consulter notre plateforme d’apprentissage. L’objectif ? Se déplacer dans un cyber-café permettant un accès à moindre coût à Internet. Une fois sur place, elle récupérait par copier / coller tous les contenus disponibles dans un traitement de texte afin de pouvoir le consulter hors-ligne.

On pourrait se dire que cet exemple est extrême. Mais j’ai pu retrouver des problématiques similaires chez des personnes vivant dans des secteurs urbains où la problématique de la saturation des réseaux mobiles est très forte.

Vous n’aviez pas pensé à proposer le téléchargement facile de vos contenus textuels ? Moi non plus, au démarrage. Maintenant, dès que des contenus textuels ou non interactifs longs sont proposés, c’est devenu un automatisme. 👍

Coût important de la data (même si cela baisse), saturation des réseaux urbains et couverture imparfaite des territoires ruraux : ces raisons expliquent pourquoi le développement des solutions mobiles intégrant l’accès aux contenus hors ligne est aussi important.

Des contraintes linguistiques

J’en parlais plus tôt, mais la problématique linguistique aura aussi été forte dans ce projet : un total de 15 langues officielles pour les 5 pays dans notre cœur de cible.

Au final, nous avons choisi d’offrir des contenus principalement dans 4 langues : Anglais, Français, Arabe et Somali. Ce choix a été basé sur les statistiques d’accès à la plateforme afin d’inclure une base la plus large possible tout en réduisant les coûts de traduction.

En pratique, l’interface de l’académie en ligne est uniquement disponible en anglais. Toutefois, le transcript des vidéos est proposé dans ces 4 langues afin de permettre un accès plus simple au savoir et à des contenus parfois plus simples à appréhender dans sa langue maternelle.

Au cours de l’intégration, un défi de taille s’est présenté : l’imbrication de textes right-to-left dans une interface globalement aux contenus left-to-right. Pire encore : l’imbrication d’expression ou de sigle anglophone (left-to-right) dans un contenu arabe (right-to-left) dans une interface globalement anglophone (left-to-right). Du design à l’intégration, ce genre de problématiques nous a amené·e·s à devoir ajuster jour après jour le design, ainsi que d’opérer de nombreux petits ajustements d’espacement afin de garder une lisibilité forte.

Un seul problème est resté : garder un surlignage des caractères par l’utilisateur cohérent lors de la sélection de texte…

Enfin, côté performance, travailler avec un alphabet différent cela veut aussi dire devoir ajouter des fichiers de police de caractères additionnels dans votre page web. Le chargement asynchrone de ces fichiers et l’utilisation de moyens de stockage directement dans le cache des utilisateurs concernés nous ont permis de limiter la taille du site web pour tous les utilisateurs (et donc les coûts).

Des contraintes de tests

Plusieurs fois au cours de ce projet, j’ai essayé de discuter avec des utilisateurs réguliers de notre plateforme pour discuter de leurs attentes et pour tester les écrans que j’étais amené à concevoir.

Des relations compliquées avec les utilisateurs

Seulement, parfois, la connexion était extrêmement mauvaise. Que ce soit par Skype ou bien par appel téléphonique standard (bien plus cher que toutes les lignes surtaxées que vous pourrez trouver), je n’ai pas réussi à mener à bien près de la moitié des interviews planifiées, le plus souvent du fait de la mauvaise qualité des réseaux.

Ce qui m’a sauvé ? WhatsApp. Non, ce n’est pas une blague. Du texte, de la voix et des images mélangés dans des conversations entrecoupées de longues heures de silence : ces interviews ont été un enfer à retranscrire mais tellement riches d’enseignements.

Mais aussi une relation compliquée avec les appareils

Quand je travaillais sur ce projet, tou·te·s mes collègues avaient des appareils assez récents : Samsung Galaxy de moins d’un an, Sony flambant neuf ou dernier iPhone à la mode. Il doit en être à peu près de même dans toutes les entreprises dans lesquelles nous évoluons actuellement. Il s’agit d’un environnement assez commode pour tester nos interfaces sur des appareils toujours plus puissants.

Pourtant, les marchés que nous ciblons sont dominés parfois par les téléphones de seconde main ou par une part assez importante de feature phones.

Un de nos plus gros défis aura été de pouvoir tester nos interfaces sur des appareils moins récents et surtout des navigateurs sortant de notre ordinaire, tels qu’Opera Mini. D’ailleurs, Opera Mini, je te hais.

Opera Mini est un navigateur très pratique, je dois l’avouer. Mais quand vous devez adapter vos designs et le travail des développeurs pour qu’il puisse être affiché convenablement dessus, cela peut parfois tourner à l’horreur. Surtout vue l’absence d’outils à destination des développeurs…

En conclusion, la diversité a toujours du bon

Par de l’accessibilité et du design inclusif, j’ai toujours orienté mon travail dans l’industrie du Web autour de la création d’un Web plus ouvert à tou·te·s.

Par le passé, j’ai notamment pu me focaliser énormément sur les logiques de création web adaptée aux personnes ayant des troubles cognitifs. Ce projet m’a permis d’élargir ma vision de l’inclusivité de manière toujours plus grande. Travailler sur ce projet m’a permis d’ouvrir les yeux sur des problématiques qui m’étaient jusqu’alors inconnues mais qui peuvent théoriquement exclure plus de 1,2 milliards de personnes. Ce projet, pour moi, aura été une ode à la diversité chantée à mes oreilles.

Les moyens dédiés au design d’expériences centrées autour des besoins des utilisateur·rice·s sont de plus en plus élevés d’année en année. Pour autant, plus je discute avec des collègues, plus je me rends compte à quel point nos panels manquent de diversité. Je ne parle pas ici seulement de diversité de genre, mais également d’un manque de représentation de certaines générations ou de certaines couches sociales dans nos recherches. À ces manques, j’ajoute à présent la diversité géographique.

Le français est une langue parlée bien au-delà de nos frontières nationales. Moi-même, je vous écris depuis mon appartement quelque part au bord d’un canal amstellodamois. Mais quand vous publiez des contenus, interfaces ou expériences francophones, n’oubliez pas que vous offrez potentiellement ces contenus à des personnes tout autour du globe, des personnes dont les réalités d’accès au Web peuvent être bien différentes de nos habitudes. Et de ces difficultés, ils ont construit leur relation au Web.

La prise en compte de la diversité, aujourd’hui plus que jamais, dans un univers internationalisé et mondialisé, est à cultiver. :)