Pour un web plus inclusif : quelques pistes pour réduire les inhabiletés numériques

Cet été, j’ai vu apparaître dans ma veille un certain nombre d’articles traitant de l’illectronisme, relayant les résultats d’une étude menée par le Syndicat de la Presse Sociale pour l’institut CSA1. En la parcourant, j’ai découvert des chiffres que j’étais loin d’imaginer.

Sans être un expert du sujet, j’ai cherché à le creuser pour comprendre comment, en participant à ma mesure à la construction du « web de demain », je pouvais améliorer les choses.

Cet article vise à présenter quelques pistes pour un web plus inclusif. Il est loin d’être exhaustif et a plus pour objectif de sensibiliser sur le sujet.

Introduction

Payer ses impôts, contacter un service client, effectuer un changement de carte grise, renouveler son passeport, trouver un emploi, faire un virement bancaire, trouver l’âme sœur, réserver un billet de train…

Toutes ces actions ont un point commun : elles sont de plus en plus dématérialisées.

Si pour la plupart d’entre nous ces tâches sont globalement assez faciles à réaliser, ça n’est pas le cas pour tout le monde.

On estime qu’en France 12 % des Français (soit environ 8 millions de personnes !) ne se connectent jamais et que 19 % des internautes français ont renoncé à une tâche parce qu’il fallait utiliser Internet 2.

Ces internautes, absent·es des mondes numériques ou en difficultés face aux outils numériques sont communément considéré·es comme souffrant d’illectronisme.

Qu’est-ce que l’illectronisme ?

« Illectronisme » est un mot valise qui mélange électronique et illettrisme, l’illettrisme désignant l’absence ou la perte de maîtrise de la lecture, de l’écriture ou du calcul malgré une scolarisation (par opposition à l’analphabétisme).

L’idée ici est de transposer le concept d’illettrisme au monde de l’informatique et du numérique.

La paternité de ce terme est généralement attribuée à Lionel Jospin dans un discours de 1999.3

La chercheuse Élisabeth Noël définit l’illectronisme 4 comme :

« Un manque de connaissance des clés nécessaires à l’utilisation des ressources électroniques »

Toutefois, je ne suis pas très convaincu par ce terme que je trouve assez réducteur et peu approprié, car il présuppose que tout le monde a un jour appris à utiliser l’outil informatique, ce qui est faux.

Je préfère parler d’inhabileté numérique. Ce terme est également celui recommandé par la Commission d’enrichissement de la langue française (nouvel onglet).

On pourrait même aller jusqu’à évoquer des « situations d’inhabileté numérique », tout comme on distingue des « situations de handicap ».

C’est donc cette expression que je vais utiliser dans la suite de cet article.

Les différentes formes d’inhabileté numérique

Tout comme il y a une multitude de handicaps, il y a une multitude de formes d’inhabileté numérique.

On pourrait les catégoriser de la façon suivante :

  • Les inhabiletés voulues : par exemple : « je ne sais pas comment acheter sur Internet et ça ne m’intéresse pas d’apprendre car je n’ai pas confiance » ;
  • Les inhabiletés subies : par exemple : « j’ai essayé d’acheter sur Internet, mais je ne comprends pas ce que je dois faire : on me demande un compte Paypal et je ne sais pas ce que c’est. » ;
  • Les inhabiletés induites par la fracture numérique : zones non couvertes par un réseau efficace, impossibilité matérielle ou financière d’acheter un ordinateur ou un smartphone…

Cette catégorisation est tout à fait personnelle, mais elle illustre bien la complexité du sujet.

Qui est concerné ?

Si on pense instantanément, à juste titre, aux personnes âgées, ce ne sont pas les seules à être concernées par l’inhabileté numérique.

Les personnes en situation précaire sont également fortement affectées, tout comme, et c’est plus surprenant, les jeunes.

En effet, on oublie fréquemment que l’usage ne garantit pas la maîtrise. Ainsi, si les ados de 2019 sont né·es avec un smartphone dans la main et maîtrisent parfaitement l’utilisation « ludique » d’Internet, en avoir une utilisation plus « utilitaire » n’est pas toujours évident.

C’est ce que mettent en valeur ces deux reportages de France 3 et de France 2 (sous-titres générés automatiquement par YouTube) :

Sont concernées également toutes les personnes incarcérées ou hospitalisées, et de manière générale les hésitant·es, les réfractaires, ou simplement les personnes peu à l’aise avec l’outil informatique ou qui ont peur des risques de piratage.

Nous pouvons également toutes et tous être un jour concernés. Aucun apprentissage n’est définitif et, sur le web, nos savoir-faire sont constamment remis en questions imposant une capacité d’adaptation particulière et une gymnastique mentale que tous les usagers ne sont pas en capacité d’adopter ou n’en éprouvent simplement pas l’envie.

Quelles en sont les conséquences ?

La principale conséquence liée à l’inhabileté numérique est l’isolement.

Que ce soit dans la vie personnelle, associative, professionnelle et même citoyenne, la majorité des communications se fait désormais par e‑mail, via les réseaux sociaux ou dans un espace personnel.

Les personnes non-utilisatrices de ces moyens de communication s’habituent petit à petit à être mal, voire pas du tout, informées.

Lorsque le numérique est le seul moyen de communication, en plus de l’isolement, un sentiment de découragement peut apparaître.

La peur de ne pas réussir à effectuer la tâche demandée et l’impossibilité, de plus en plus fréquente, de la contourner par un appel téléphonique ou un courrier est source de stress chez les personnes en situation d’inhabileté numérique et peut renforcer leur exclusion.

Quand cela est possible, des stratégies d’évitement sont mises en place, comme demander de l’aide à un ou une proche, mais cela peut vite être vécu comme humiliant par certaines personnes et ne résout pas le problème de base.

Quelques pistes pour une meilleure prise en compte de l’inhabileté numérique

Heureusement, il existe des solutions pour faciliter la vie des personnes en situation d’inhabileté numérique.

De plus en plus, les intercommunalités ou les associations mettent en place des dispositifs permettant un accès à Internet à prix réduit et un accompagnement aux démarches en ligne.

En tant que professionnel·les du web, nous avons aussi notre part de responsabilité et un rôle à jouer.

Comme bien souvent quand on parle d’inclusion, il est souvent et essentiellement question de bon sens.

Voici quelques exemples d’actions faciles à mettre en place :

Optimiser la durabilité des applicatifs

Pour optimiser leurs sites ou applications mobiles, ou appliquer la dernière tendance graphique à la mode, beaucoup d’entreprises ou de services publics n’hésitent pas à bousculer la mise en page ou l’organisation des contenus.

Ces changements sont souvent opérés de manière brutale et soudaine, sans pédagogie auprès de l’internaute, pouvant générer une perte de repères.

Si la majorité va rapidement s’y retrouver, un grand nombre d’internautes va se sentir complètement perdu et risque d’abandonner.

Je ne dis pas qu’il ne faut jamais rien changer, juste qu’il faut procéder avec intelligence et stratégie en incluant autant que possible les usagers finaux dans la réflexion.

À ce sujet, je vous invite vivement à regarder le retour d’expérience sur la refonte graphique du site Leboncoin (nouvel onglet) lors de Paris Web 2016.

Mieux former les professionnels du web

Côté agence (ou freelance) comme côté client, il n’est pas rare que les personnes qui proposent des services sur Internet n’aient elles-mêmes pas beaucoup plus de connaissance et de maîtrise des outils qu’elles produisent que les usagers finaux.

« La communication entre deux ignorances ne peut pas être efficace » 5

Une meilleure sensibilisation et formation permettraient de faire tomber certains obstacles.

Amener de la diversité dans les équipes projets

Dans l’immense majorité des cas, les sites web sont commandités et conçus par des personnes valides, toutes plus ou moins issues du même milieu et évoluant dans les mêmes cercles.

Les femmes, par exemple, sont encore sous-représentées, sans parler des handicapé·es qui sont quasiment invisibles.

Or, en favorisant plus de diversité dans les équipes, on augmente les chances de concevoir un produit final véritablement inclusif.

Guider l’internaute et simplifier les interfaces

La majorité des sites présupposent que tous les internautes savent ce qu’ils doivent y faire et comment le faire.

Il faut garder en tête que pour beaucoup, Internet est perçu comme une contrainte subie et non un plaisir.

En évitant de surcharger les interfaces de fonctionnalités inutiles pour les internautes, en les guidant, en utilisant un vocabulaire simple, voire en les rassurant sur leur droit à l’erreur, vous éviterez d’exclure un grand nombre d’internautes !

C’est par exemple ce que fait la CAF dans la page d’accueil de son simulateur de droit au RSA :

Capture d’écran du simulateur de droit au RSA de la CAF expliquant avec pédagogie les différentes étapes de la simulation.

Laisser le choix à l’internaute

S’il n’y avait qu’une chose à retenir de cet article, c’est probablement cela : donnez à l’internaute la possibilité de choisir la solution qui lui convient le mieux et ne lui imposez pas la solution qui vous arrange le plus ou celle qui vous permet de collecter le plus de données.

Pour illustrer mon propos je vous invite à jeter un œil à ces trois bonnes pratiques Opquast très simples à mettre en œuvre (chaque lien ouvre un nouvel onglet) :

(et de manières générales à toutes les bonnes pratiques Opquast ^^)

Conclusion

Le sujet de l’inhabileté numérique est tellement vaste qu’un seul article ne suffirait pas et je n’ai fait ici qu’effleurer le sujet. Il y aurait encore tellement de choses à dire !

Si le sujet vous intéresse, voici quelques ressources pour aller plus loin :

  1. Les résultats de l’étude ont été publiés sous forme de livre blanc accessible au format PDF : https://www.csa.eu/media/1877/livre-blanc_sps_2019.pdf (nouvel onglet)
  2. Source : étude mentionnée ci-dessus
  3. Extrait du discours de Lionel Jospin le 26 août 1999 à Hourtin accessible au format PDF à cette adresse : https://edutice.archives-ouvertes.fr/edutice-00000883/file/b95p025.pdf (nouvel onglet)
  4. Les Bibliothèques contre l’« illectronisme », Jérémie Desjardins, Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 2000.
  5. Florence Eymenier, livre blanc cité précédemment.

 

5 commentaires sur cet article

  1. Jb Audras, le mardi 3 décembre 2019 à 00:34

    Pas grand chose à ajouter, simplement merci Laurent, et bravo pour ce bel article

  2. Bruno Tritsch, le mardi 3 décembre 2019 à 09:22

    Voici un sujet qu’on ne voit que trop rarement abordé et pourtant, cela concerne en effet bien plus de personnes qu’on pourrait l’imaginer.
    J’ajouterai juste que certaines personnes, comme ma propre mère, ne veulent rien avoir à faire avec internet, au point de ne pas vouloir apprendre et d’entièrement se reposer sur la bonne volonté des proches…

  3. Stéphane, le mardi 3 décembre 2019 à 10:20

    Bonjour et merci pour ton article,

    J’ai retrouvé beaucoup de cette conférence : https://www.youtube.com/watch?v=ZFZ1feZmOLY (Véronique Lapierre à Blend), et c’est réjouissant de voir un mouvement de fond se dessiner sur ce sujet.

  4. Laurent Naudier, le mardi 3 décembre 2019 à 11:07

    Bonjour Stéphane, merci pour ton commentaire.

    Le hasard a effectivement fait que Véronique et moi traitions du même sujet à quelques jours d’intervalle sous un format différent. Vu le sujet, ce n’est au finalement pas plus mal qu’on soit plusieurs à en parler !

    Merci pour l’URL de la vidéo, je ne savais pas qu’elle était déjà sortie.

    Je la rajoute dans les références.

  5. Nicolas, le mercredi 4 décembre 2019 à 12:28

    Bonjour, merci pour l’article, très intéressant