Design à la chaîne
De directeur artistique à designer UI, comment les besoins et les outils ont fordisé les créatifs du web.
If [DA] then delete
J’ai fait mes premiers pas dans le graphisme web en 2003, où j’ai découvert avec beaucoup d’étoiles dans les yeux un monde de créatif·ve·s qui passaient leurs journées sur Photoshop 7, maniant leurs stylets Wacom avec l’agilité des grands écarts de Jean-Claude Van Damme. Les plus impressionnant·e·s s’appelaient les « DA » : les directeurs et directrices artistiques.
Plus de 15 ans plus tard, exit les DA, les stylets et Photoshop. Les besoins de plus en plus nombreux du numérique ont opéré un véritable changement dans ce métier de création : standardisation du design, production en masse… Le sens est détrôné par l’efficacité, et la culture artistique par les règles d’UX.
Disrupter le fordisme
Commençons par un rapide retour en 1908. C’est à cette époque que Henri Ford met en œuvre dans son usine les principes d’organisation scientifique du travail (OST) de Frederick Winslow Taylor, faisant entrer l’automobile dans l’ère de la standardisation et de la production en masse.
L’objectif de l’OST était d’améliorer la productivité en renforçant le contrôle des ouvriers. D’ailleurs, on pourrait presque croire que le nom de la méthodologie de Taylor, « The one best way », sort tout droit d’une conférence des GAFAM ; qui, en substance, consiste à lutter contre la « flânerie » dans les ateliers pour que ces flemmards de prolétaires soient plus productifs.
Ce modèle de production est mis en œuvre au moyen de deux grands principes :
- Diviser le travail en séparant la conception de la réalisation, séquencer et chronométrer les tâches, utiliser une ligne de montage surveillée : c’est le travail à la chaîne.
- Standardiser les pièces, les produits : c’est la production de masse.
Multi-supports tu seras
L’industrialisation du web design a bien entendu commencé à émerger avec le développement du web et des plateformes numériques. Au début des années 2000, nous n’avions qu’une seule résolution d’écran à gérer, et on laissait les intégrateur·rice·s se dépatouiller avec Internet Explorer. De toute façon on mettait du Flash partout et ça brillait comme un sapin de Noël.
Vingt ans plus tard, la multiplication des supports (ordinateurs, tablettes, smartphones, objets connectés) nous oblige à constamment penser multi-supports. Le responsive web design et sa logique de grilles a apporté une dimension très mathématique au métier, emplie de règles d’homothétie et d’élasticité. De ce fait, maquetter une simple page web demande de la concevoir dans tous les breakpoints préalablement définis, ce qui a vite fait de quadrupler la quantité de travail.
C’est ainsi que peu à peu la logique d’industrialisation s’installe, remettant au goût du jour les principes du bon vieux fordisme, à renfort d’anglicismes, de disruption et de startup-nation :
- On divise le travail en séparant la conception (creative director ou head of design) de la réalisation (UI designer, avec une nette préférence pour les contrats en alternance) ; on séquence et on chronomètre les tâches (design sprints, time trackers et timesheets) ; on utilise une ligne de montage surveillée (Figma, design en temps réel) : c’est le travail à la chaîne.
- On standardise les pièces (bibliothèques d’icônes, Google Fonts, grids…) et le produit (design system) : c’est la production de masse.
Figma : je te suivrai, où tu iras j’irai
Aujourd’hui, les nouveaux outils repoussent encore plus les limites de cette industrialisation du design. Dans tout le panel de solutions qui s’offrent aux designeuses et designers : Figma.
Figma, c’est ton travail en temps réel, accessible partout, par tou·te·s ; modifiable partout, par tou·te·s. Les curseurs de tes clients qui t’épient à tout moment, qui reproduisent les joies de l’open space où tous les badauds jettent un œil à ton écran. C’est aussi le lieu de culte des « composants », où tu t’égares facilement dans la fabrication d’une multitude de variations plutôt que de te concentrer sur le design du composant lui-même.
La bonne excuse du design collaboratif
“Figma connects everyone in the design process so teams can deliver better products, faster.”
Sur son site, Figma se présente comme une plateforme qui « connecte tout le monde dans le processus de conception afin que les équipes fournissent de meilleurs produits, plus rapidement ». L’objectif est clair : l’accroissement de la productivité des équipes de design. Une vision de la création baignant allègrement dans le productivisme, afin que les designers puissent pondre concevoir des maquettes plus vite, sous la houlette de « tout le monde ». On peut également noter la distinction entre ce « tout le monde » et « l’équipe » (ceux qui produisent), loin d’être anodine, telle une parfaite allégorie décomplexée des chemises blanches et des ouvriers.
En réalité, l’illusion du design collaboratif cache souvent une volonté de gouvernance et de contrôle, au service d’une meilleure productivité – et rarement d’une meilleure production.
Ne regardez pas bordel, ce n’est pas terminé !
Si vous êtes ou avez été designeuse ou designer en agence, vous connaissez cette situation désagréable où plusieurs personnes se penchent au-dessus de vos épaules : « un peu plus à droite », « tu peux tester en rouge ? », « et si tu mets le logo plus gros ? ». Grâce à la création en temps réel, c’est l’équipe projet et client toute entière qui se penche sur tes épaules à sa guise, assise bien confortablement derrière son propre écran. Fini le processus créatif où tu conçois dans ta bulle, ce temps où tu peux laisser libre cours à ta créativité, préparer ton argumentaire, et te permettre des compositions parfois franchement moches ou farfelues. Un début de maquette et voilà que les curseurs apparaissent, suivi de son ballet de commentaires incessants. On cherche alors le bouton de déconnexion, fonctionnalité bien entendue inexistante, en ressassant dans sa tête : ne regardez pas bordel, ce n’est pas terminé !
Tout le monde wanna be a designer
L’extrême facilité de la prise en main des logiciels tels que Figma, fait que n’importe quelle personne à l’aise avec le numérique peut manier les outils. Cette accessibilité est une bonne chose et permet à toutes et tous d’accéder aux bases de la création numérique très facilement. Mais dans un contexte professionnel, cela rend la posture des designeuses et designers difficile à revendiquer. Dans un projet, si les expertises des différentes personnes ne sont pas respectées, le designer ou la designeuse peut vite se trouver dans une situation complexe où il ou elle n’est plus maître du design. On lance Figma un matin et on se rend compte qu’une personne du projet qui passait par là, prise d’une frénésie créative, a refait toute la créa. S’ensuit une bataille épuisante pour démontrer les dysfonctionnements de la nouvelle créa improvisée, masqués sous les beaux apparats du design system. Et pour reprendre sa place en tant que designeuse ou designer.
Design en kits Old El Paso
Nouvelles égéries du design UI, les approches en design system assurent une homogénéisation globale et une ultra productivité dans la conception et le développement. Mais tout comme les outils de design collaboratif, le design system est à la fois un remède et un poison, le pharmakon décrit par Bernard Stiegler. Avec ses éléments préfabriqués, il peut vite limiter le travail graphique à une partie de Tetris, dont le choix d’agencement est souvent déterminé par les résultats des tests utilisateurs. L’esthétique, le sensible, la narration, voire même le sens, sont relégués au rang de chimères face au sacro-saint « parcours utilisateur ».
C’est finalement le gouvernement français, avec son « Système de Design de l’État » qui synthétise à merveille ce principe de production par assemblage, telle une ode au fordisme :
« Le Système de Design de l’État regroupe un ensemble de composants réutilisables, répondant à des standards et à une gouvernance, pouvant être assemblés pour créer des sites Internet accessibles et ergonomiques. »
Bibliothèques d’icônes et Google Fonts
Il y a peu, j’ai été confronté à une certaine stupeur lorsque j’ai proposé de faire réaliser une bibliothèque d’icônes sur-mesure, plutôt que de passer par une plateforme qui permet, en quelques clics, d’avoir accès à des milliers d’icônes. La facilité d’utilisation et son immédiateté faisait presque oublier la contrainte de l’abonnement mensuel, du flou de la licence d’utilisation, et de l’absence de personnalisation. Le même problème se retrouve avec les Google Font, dont la facilité d’utilisation en web font et leurs licences ouvertes ferment les portes aux typographies créatives, qui font souvent la force et la singularité d’une charte graphique.
En échange de cette incroyable facilité d’accès, toutes ces bibliothèques et autres kits nous font glisser de plus en plus dans une globalisation esthétique du web. Une homogénéisation qui, à force d’excès, transforme sournoisement le designer en assembleur.
Designeuse aigrie cherche site en Flash
Plus j’avance dans la rédaction de cet article, plus je me dis que je suis en train de passer pour une vieille designeuse aigrie, nostalgique du web fabriqué avec Photoshop et Flash (MÊME SI P*** FLASH C’ÉTAIT TROP BIEN !). Je travaille quotidiennement avec Figma et en design sprint, mais si je compare avec d’autres outils qui ont révolutionné le travail des créatifs, la grande différence réside dans le mode ultra collaboratif, exploité à outrance. Étant également illustratrice, j’ai découvert il y a un an le logiciel Procreate, qui m’a apporté autant d’euphorie que ma première Sega Master System. Cela m’a permis d’explorer de nouveaux rendus et d’être plus rapide, mais à aucun moment mes clients se sont pointés sur mon fichier pour « faire un test », mettre quinze commentaires alors que je n’ai pas du tout terminé, ou encore me susurrer au curseur « attention je te vois ».
L’évolution des outils de design ont démultiplié nos possibilités de création, au même titre que l’invention de la peinture en tube, qui a fait sortir les artistes de leurs ateliers pour travailler en extérieur. L’évolution des méthodologies a ouvert nos processus de création pour y intégrer les différentes parties prenantes (commanditaires, utilisateur·ice·s, développeur·se·s…) permettant de créer un produit final optimisé.
Mais c’est en poussant à l’extrême ces outils et ces méthodologies, dans une obsession de l’ultra collaboratif et l’ultra synchronisé, que nous sommes entrés dans cette fordisation des designeuses et designers numériques. En supprimant le processus créatif, ils et elles sont en passe de passer d’artisan·es à ouvrier·ères. Or, tuer le processus créatif pour le remplacer uniquement par la technique, c’est accepter un web uniforme, où l’utilisateur·rice n’est qu’un élément passif qui ne choisit plus son chemin, parsemé de dark patterns et de traceurs. C’est accepter des environnements sans émotion, régentés par la vision des gourous du Material Design de Google dont le mojo est « Concentrez vous sur l’utilisateur et tout le reste suivra ». C’est, finalement, accepter d’être toutes et tous des marionnettes.
Il est impératif de repousser ces limites, de déconnecter nos bibliothèques, d’arrêter de reproduire l’existant, de travailler main dans la main avec des développeurs et développeuses créatif·ve·s qui prendront vos excès avec enthousiasme… pour créer ensemble un web pétillant et captivant.
Conclusion à grands renforts de citations
Lorsque l’on me demande de définir ce qu’est le design, j’aime beaucoup citer la définition du designer français Roger Tallon :
« Le design n’est ni un art, ni un mode d’expression, mais une démarche créative méthodique qui peut être généralisée à tous les problèmes de conception. »
Elle rappelle bien que les designeuses et designers ne sont pas là pour s’exprimer tels des artistes grandiloquents, mais pour concevoir de manière créative et méthodique. Force est de constater que l’industrialisation du web design semble s’attacher de plus en plus au pendant méthodique et productiviste de notre métier, en délaissant peu à peu la démarche créative.
Je pense qu’il est de notre responsabilité, en tant que designeuses et designers, de veiller à ce que le web puisse rester un espace créatif, proposant des expériences esthétiques singulières, aidantes et riches de sens. Il est temps de se réapproprier les outils et les processus définis par les évangélistes du marketing, des technologies et de l’économie. Sans cela, nous risquons de mener notre métier à sa perte, comme s’en inquiétait déjà en 1991 le designer William Mitchell, dans son ouvrage Digital Design Media :
« Nous sommes très proches du point où le designer moyen n’a plus rien à vendre qui vaille la peine d’être acheté. »
Ressources
- Bernard Stiegler, Nous sommes au bout du modèle fordiste, il faut passer à un modèle contributif
- Anthony Masure, Copier/Varier. Standards, critiques, et contre-emplois des logiciels de création
- Cécile Ricordeau, Brève histoire du design
- Ars Industrialis, Pharmakon
- Figma, The collaborative design interface tool
- Design système, Système design de l’État français
- Google design, Focus on the user and all else will follow
1 commentaires sur cet article
Stéphane Deschamps, le mardi 28 décembre 2021 à 13:32
Merci Cécile, un petit bémol cependant :
> Au début des années 2000, nous n’avions qu’une seule résolution d’écran à gérer
Non, pas vraiment. On faisait déjà des sites « qui marchaient » avec le 640×480 des plus vieux PC, le 800×600 des plus fréquents, le 1024×768 des gens riches et l’incroyable 1280×1024 des rares designers. C’était juste très peu connu.
On s’appuyait sur la souplesse des montages en tables, on ancrait le truc le plus beau du design dans un cellule,… et comme tu le dis, on laissait l’intégrateur se débrouiller comme on pouvait avec ça.
(c’est un ancien intégrateur qui te parle.)
Exemple là : https://web.archive.org/web/20020808173835/http://membres.lycos.fr/bedefils/199805/mouche.htm (page créée en 1998 et ridiculement inadaptée à nos grands écrans d’aujourd’hui —et lacunaire en images et en scripts etc.—, mais dont le montage en table « liquide » comme on disait alors permettait justement de gérer ces différentes largeurs).
Sur le reste je te rejoins, et je trouve que le sourire des designers s’étiole depuis quelques années — et que l’identité visuelle se normalise. Avec un peu d’espoir il y a aura un sursaut à un moment ou à un autre, c’est ce qui arrive souvent (voir les design industriel des voitures, qui ont commencé à toutes aller dans la même direction quand il s’est agi de réduire leur coefficient de pénétration dans l’air, et maintenant les designs jouent sur énormément de petits détails pour amener de la différenciation dans l’identité de marque).
(Pour être sincère, j’espérais quant à moi que le Design System libérerait les designers de la contrainte répétitive sur les éléments courants pour leur donner du temps pour être créatifs — pour l’instant ce n’est pas le cas, et c’est une occasion manquée. De plus la stakhanovisation des processus design me donne l’impression d’un épuisement de plus en plus grand des designers, qui ne respirent plus.)