Périple vers une rédaction non excluante sur le Web

Prendre un chemin de traverse

Linguiste de formation, j’ai accompagné pendant plus de dix ans des équipes d’intervention sociale aux écrits professionnels, un travail passionnant sur la langue, sur la prise de conscience des enjeux de l’interaction en situation de travail. Un accident de vie me conduit à quitter mon emploi. Je bifurque et me tourne alors vers ce qui m’est le plus familier : la rédaction. J’ai déjà quelques cordes à mon arc, j’ai beaucoup écrit, publié un peu, avec d’autres et pour d’autres. De plus, je jette un regard curieux depuis quelque temps à la méthode FALC, Facile À Lire et à Comprendre, pour pallier les inégalités de maîtrise de la langue – principalement pour cause de handicap. Voici donc l’occasion de travailler plus avant les questions de littératie 1, qui lie trois essentiels de mon existence : l’approche linguistique, l’utilité sociale, et l’enjeu démocratique. Ni une, ni deux, je file sur internet et monte une bibliographie, je circonscris la problématique, j’identifie les normes de référence, je sélectionne les articles de recherche repérants, j’étudie des exemples, je m’approprie les principes rédactionnels de la transcription FALC. Bref, j’ai une formation universitaire et quelques compétences méthodologiques numériques fort utiles à l’acquisition de connaissances nouvelles.

Se perdre en forêt

Je projette de m’associer avec une amie graphiste pour faire un duo fond/forme sur des prestations FALC et tout autre projet graphique et textuel. Elle me parle de ses créations de sites web et de design numérique. Je découvre l’aspect rédactionnel et je vois là une super opportunité. Je me mets alors en route pour cerner les spécificités de la rédaction web, supposant qu’il me manque quelques éléments de contexte mais que je suis plutôt en terrain connu. Ni une, ni deux, je file sur internet, je cherche à monter une bibliographie, à circonscrire une problématique, à sélectionner les ressources les plus pertinentes, etc.

Mais rien ne se passe comme d’habitude : je n’arrive pas à délimiter mon sujet tellement la ressource est importante, je ne sais comment trier, classer, hiérarchiser. Je ne parviens pas à identifier les sources de référence (CAIRN ou Google Scholar ne me sont d’aucune utilité 2). Je ne différencie pas immédiatement les articles de fond des publicités, les faux guides des vrais conseils techniques, les sites commerciaux des sites experts. Je trébuche sur les premières occurrences que me propose Google. Je me heurte à un lexique parfaitement inconnu, du snacking content au workflow en passant par le CTA et le featured snippet. Même en français, je sèche sur le silo et le cocon sémantique, le taux de rebond et les mots-clés longue traîne. Chaque fil que je tire est une ramification d’une autre branche dont je ne vois jamais la souche. Circonscrire, c’est faire le tour et là, je n’y parviens pas. Je ne me repère pas dans ce territoire qui m’apparaît comme infini. Bref, si je maîtrise à peu près l’outil web, l’objet Web m’apparaît comme une terre étrangère et mon équipement habituel est parfaitement inadapté.

Progresser dans la jungle

Le vertige (et l’égratignure d’orgueil) passé, je continue l’aventure en mode survie, puisque je me sens en milieu un brin hostile et désarmée. Pour être honnête, après un gros débroussaillage à la machette, l’étrangeté ne l’est plus totalement. Le content marketing ou le branding reposent sur une analyse de la signification et des valeurs véhiculée par une marque pour faire émerger des logiques identitaires et une stratégie de positionnement ; en sciences du langage, on parle d’approche sémiotique. Le référencement naturel et le SEO font appel à des concepts et outils qui viennent de la sémantique. Les linguistes parlent alors de constitution de champs lexicaux, de repérage isotopique d’un texte, de progression thématique, de sèmes et de classèmes. Quant au développement Web, je le comprends comme un processus d’encodage, l’usage d’un système linguistique qui m’est inconnu mais dont je perçois la mécanique.

J’avance donc dans les méandres de la culture Web, pied à pied, j’opère des translations entre ce que je découvre et ce que je connais sous d’autres termes, devinant quelques concepts, sans mettre la main sur un cadre épistémologique qui pourrait m’orienter. Bref, je chemine sans boussole.

S’enchevêtrer dans un buisson de ronces

Point d’étape de ce voyage inattendu, je formule quelques retours d’expérience :

  1. La ressource du Web sur le Web est infinie, les sources sont inépuisables, les contenus variés et foisonnants. Je trouve tout pour apprendre à faire le web, tout est à disposition, des tutos, des MOOCs, des articles, des trésors, des cadeaux. Le Web est un vrai lieu d’échange et de mise en partage de lui-même. C’est un espace d’autonomisation impressionnant.
  2. Le Web est un objet vivant en dynamique perpétuelle, avec une temporalité qui n’est pas celle de l’échelle individuelle. J’ai toujours un temps de retard. Quand je lis un article publié il y a quelques semaines, les liens sont morts, les logiciels mentionnés ont été mis à jour et ne correspondent plus aux indications données, le fonctionnement des algorithmes a évolué et les normes ne sont déjà plus ce qu’elles étaient. Le temps du Web est plus rapide que le temps !
  3. Développer une expertise quand on travaille dans le Web me semble plus difficile qu’ailleurs, la masse de ressources et leur écrasement quasi-instantané empêchant l’exhaustivité. De surcroît, j’ai l’impression d’une grande interdépendance des strates du Web : celle du développement est tributaire de la partie design, elle-même subordonnée au contenu ; et réciproquement. Dans la perspective d’un métier indépendant qui ne s’inscrit pas dans une chaîne de production, l’intérêt est la polyvalence et le fait d’être un vrai « couteau suisse » ; la difficulté est d’accepter de ne rien maîtriser tout à fait.
  4. Je trouve dans l’horizontalité du Web une force et une faiblesse. Sans doute par manque de connaissance des codes, j’ai peiné à trier l’information, à hiérarchiser les contenus. En recherche traditionnelle, nous avons des espaces reconnus de sources de référence : un catalogue de bibliothèque universitaire, par exemple. Les savoirs s’organisent par discipline dans un cadre scientifique. Les auteurs et autrices sont identifié·es par des parcours professionnels, des titres universitaires, des postes (à l’université, au CNRS, etc.). C’est un modèle fort critiquable, mais il fait repère de ce qui est académique ou non, il donne indication sur la fiabilité de la source. Le monde du Web n’est pas du tout structuré ainsi. Il s’auto-construit. Aussi, la béotienne que je suis, manque cruellement de culture Web pour juger la qualité des sources disponibles qui m’apparaissent toutes au même niveau.

Après cette immersion, je ne considère pas le Web comme un « milieu » mais comme un véritable monde, avec sa structure propre, son fonctionnement, ses codes, ses implicites, ses spécificités, sa langue. Ce voyage n’est pas une virée touristique mais davantage une expérience ethnographique, à la découverte de pratiques autochtones que je ne saisis que par bribes.

Attention, pente glissante !

La plus grande difficulté rencontrée dans cette ascension est celle que l’on apprend à déjouer dans toutes les formations de rédaction web : la visibilité. On rédige du contenu pour gagner en visibilité. On intéresse son lectorat, pour gagner en visibilité. On publie des articles de plus de deux mille mots, pour gagner en visibilité. On n’écrit pas pour être lu mais pour être vu. Je me rappelle le titre, en lapsus, d’un module de formation : « Rédiger du contenu à destination d’internet ». Le lecteur, c’est l’algorithme. On ne produit pas du texte pour des personnes qui auraient plaisir ou intérêt à partager son propos. On produit pour remonter dans les pages des moteurs de recherche et être bien référencé, comme signe de son existence.

Ce terrain meuble attire toute ma vigilance. À l’heure de la décroissance, de l’appel à la sobriété, des low-tech, l’incitation à produire toujours plus de contenu me questionne. D’autant que cette masse rédigée vient saturer l’espace et participe au nivellement du contenu sur le Web qui, à mon avis, en altère la qualité générale.

D’une part, par la normalisation rédactionnelle imposée par les contraintes du référencement :

  • homogénéisation des titres (« les dix règles de … », « le top 5 des … ») ;
  • utilisation fâcheuse de synonymes ou périphrase ;
  • erreurs orthographiques volontaires pour mieux répondre aux requêtes Google ;
  • intégration intempestive de liens qui font tourner en boucle ;
  • élaboration de champs lexicaux au regard des occurrences concurrentielles, etc.

D’autre part par la prolifération de contenu incitatif 3 que l’on ne parvient plus à différencier de contenu simplement informatif ; pire qui lui impose ses codes. Aucun domaine n’échappe au SEO et, trop souvent, les enjeux de la conversion en clic supplantent celle de la transmission d’information.

Déblayer le terrain

Après cette épreuve d’orientation, je reviens aux fondamentaux. Paul Grice, figure de la pragmatique linguistique, a étudié les processus à l’œuvre dans la compréhension d’un message. Il a mis en évidence un pacte implicite, un principe de coopération, entre l’instance qui produit un message et celle qui en est destinataire, régi par des « maximes conversationnelles » 4 classée comme suit :

Maximes de quantité

  • Que votre contribution soit aussi informative que nécessaire.
  • Que votre contribution ne soit pas plus informative que nécessaire.

Maximes de qualité

  • Ne dites pas ce que vous croyez être faux.
  • Ne dites pas ce que vous n’avez pas de raisons suffisantes de considérer comme vrai.

Maxime de relation

  • Soyez pertinents.

Maximes de manière

  • Évitez de vous exprimer de manière obscure.
  • Évitez l’ambiguïté.
  • Soyez bref.
  • Soyez ordonné.

Si demain, je trouve un petit coin de prairie accueillant et que j’installe mon campement, ces règles seront mon éthique minimale de rédactrice. Ces quatre principes qui me semblent pouvoir concilier nécessité du système et respect du pacte de coopération avec les utilisateurs et utilisatrices du Web ; une sorte de rambarde sur laquelle s’appuyer pour éviter les glissades.

Clarifier les itinéraires

L’implication principale de ces maximes est de remettre l’interaction au cœur du contenu, de replacer la communication dans sa fonction de mise en relation. J’écris pour un·e autre et non pas pour Google. J’écris pour des personnes.

Aujourd’hui, la rédaction web s’alimente prioritairement des données du traitement automatique du langage, de la communication humain-machine (IHM) ; j’y préfère les thèses de la linguistique interactionnelle qui postule l’action réciproque des co-participant·es dans l’acte de communication. La structuration du message est centrée sur l’adaptation à ceux et celles pour lesquel·les il est produit. Les moteurs de recherche sont un canal de communication – et en cela une contrainte contextuelle qui pèse sur le message – mais ne sont pas les destinataires du message.

Schéma de la communication qui identifie une instance d’émission (qui parle ?), une instance de réception (à qui ?), un message (quoi ?), par un canal (comment ?), à partir d’un code (dans quel langage ?).

Baliser les chemins

Il est de mon ressort de productrice de message, d’être compréhensible à ceux et celles à qui je m’adresse. A quoi sert d’inviter au voyage, si le portail est infranchissable ? Il ne peut y avoir une obligation de résultats en matière de communication, mais l’intention doit préexister. Je dois me donner les moyens d’être comprise au plus juste de ce que je veux dire.

Il est donc de ma responsabilité que mon propos soit accessible à tous ceux et celles qui utilisent le Web, d’aménager au mieux les chemins, de peindre le balisage, d’élaguer les bordures. Proposer du contenu pour de vraies personnes nécessite de produire un contenu lisible sur le fond, comme sur la forme, de produire des sites ergonomiques avec des menus repérant, des textes intelligibles, des transcriptions simplifiées pour qui ne peut les comprendre, qui limitent le jargon ou en donnent un lexique, des contenus qui répondent aux standards du codage pour être adaptés aux divers outils de consultation utilisés, des alternatives aux images pour ceux et celles qui ne peuvent les voir, des alternatives aux sons pour d’autres qui ne peuvent les entendre, des contenus qui s’adressent à toutes celles et ceux qui utilisent le Web. Car c’est aux utilisateurs et utilisatrices de choisir leurs chemins, de s’intéresser ou pas à la balade, d’explorer ici ou de visiter là, et c’est à ceux et celles qui font le Web de ne pas en entraver l’accès.

Découvrir des paysages inattendus

Et c’est ainsi que j’arrive au point de destination de ce périple qui s’avère une boucle. Je retrouve mon objet FALC avec encore plus d’enthousiasme. Je mesure l’impératif de penser des alternatives numériques en FALC pour accompagner la dématérialisation des services publics, et des services au public, et lutter contre l’illectronisme.

Plus largement, j’ai découvert lors de ce voyage les spécificités de l’exclusion numérique et survolé quelques-unes de ses solutions. J’ai eu la chance de compter sur une sherpa qui m’a indiqué des pistes tracées avec expertise, qui m’a permis de localiser les lieux de ravitaillement où nourrir ma réflexion d’un Web qui ouvre ses frontières. J’ai compris que ce que j’appelais éthique, d’autres l’appelaient bonnes pratiques ou qualité web. Maintenant que je sais mieux ce que je cherche, je n’ai plus qu’une seule envie : reconstituer mon paquetage et partir explorer plus avant ce monde de l’accessibilité web, en formule « all inclusive ».

  1. La littératie est définie comme « l’aptitude à comprendre et à utiliser l’information écrite dans la vie courante, à la maison, au travail et dans la collectivité en vue d’atteindre des buts personnels et d’étendre ses connaissances et ses capacités », source Wikipédia Littératie — Wikipédia (wikipedia.org)
  2. Cairn.info est une plateforme de publications numériques en sciences humaines et sociales ; Google Scholar est un service de Google permettant la recherche d’articles scientifiques.
  3. Le contenu incitatif est un contenu qui a vocation à « convertir » la lecture en une action attendue. Par exemple, publier un billet de blog pour attirer des personnes sur sa page web et générer ainsi une clientèle. Ou encore, éditer une newsletter pour constituer une base de données.
  4. La théorie des implicatures de Grice est développée par Oswald Ducrot, notamment dans Ducrot Oswald. Les lois de discours. In : Langue française, n°42, 1979. La pragmatique, sous la direction de Anne-Marie Diller et François Récanati. pp. 21–33.

1 commentaires sur cet article

  1. Stéphane Deschamps, le lundi 13 décembre 2021 à 11:54

    > On rédige du contenu pour gagner en visibilité. On intéresse son lectorat, pour gagner en visibilité. On publie des articles de plus de deux mille mots, pour gagner en visibilité. On n’écrit pas pour être lu mais pour être vu.

    Merci pour cette gemme bien résumée, que nous sommes sans doute nombreux à déplorer. Par chance (?), il y a aussi un effet de loupe sur cette question, et il existe un grand nombre de personnes (mais noyé dans la masse, peut-être), qui lit, parfois in extenso (j’en ai encore rencontré une pas plus tard qu’hier au détour d’un billet de blog).

    > Aucun domaine n’échappe au SEO et, trop souvent, les enjeux de la conversion en clic supplantent celle de la transmission d’information.

    Heureusement, pas tout le temps :)

    Et donc :

    > J’écris pour des personnes.

    Merci ! :)