Guilde design, DesignOps, ResearchOps : cuisine interne et service en salle
J’ai la chance d’être « designer pour les designers », en tant que référent de la guilde design au sein d’une mutuelle d’assurance.
Dans une organisation agile, une guilde est un collectif qui rassemble des experts d’une pratique autour des outils, des compétences et de la culture commune. Il existe des guildes de développeurs, de product owners, de business analysts… et bien sûr de designers.
Dans le cadre de notre mutuelle, près de 80 designers sont répartis dans différentes équipes, projets et produits. La guilde n’est pas un échelon hiérarchique : je ne suis pas manager, je ne choisis ni n’influence les projets et produits sur lesquels travaillent les designers, mais je peux (et je dois) les aider dans leur pratique.
Comme dans tout organisme qui grandit, évolue et se diversifie, la question de l’organisation se pose à un moment. Inspiré du DevOps (aide opérationnelle apportée au développement), le DesignOps s’est imposé pour améliorer la pratique du design, le ResearchOps concerne lui la recherche utilisateur. Le cadre de la guilde est un bon terrain pour mettre en place ces pratiques.
Note : il n’est pas nécessaire d’avoir vu la série The Bear pour lire cet article, mais ce serait dommage de vous en priver.
The bear, une série télévisée américaine réalisée par Christopher Storer, nous fait découvrir la vie mouvementée d’une sandwicherie familiale de quartier, et de l’arrivée de Carmy, jeune chef ayant fait ses armes dans la grande cuisine étoilée, avec l’ambition de transformer une restauration rapide moribonde, mais populaire, en établissement culinaire d'exception. Sur quatre saisons, on peut suivre les hauts et surtout les bas d’un collectif disparate, avec des histoires et des motivations différentes et les chemins pris pour atteindre un objectif commun.
On manque de tout, sauf de chaos
— Carmy, dans The Bear.
Dans notre entreprise, la guilde design existe depuis 2019 ; j’ai pour ma part pris le rôle de référent en 2023 et mon premier travail a été de bien comprendre ce qui existait, ce qu’il fallait garder, ce qu’il fallait renforcer et éventuellement ce à quoi on pouvait renoncer. Un enjeu de notre guilde est de faciliter la transversalité. En effet les designers sont regroupés au sein de trois équipes et autant de spécificités :
- La Digital Factory produit les sites, parcours et services web et mobiles destinés à nos clients et prospects.
- La DSI (direction des systèmes d'information) produit les interfaces, outils et parcours destinés aux collaborateurs et collaboratrices internes.
- Les designers de service conçoivent des parcours et services transverses, pas uniquement numériques, avec une phase de recherche et de cadrage importante.
La tentation d’unifier les outils et méthodes à marche forcée pourrait être grande, comme Carmy peut tenter de le faire en arrivant dans la cuisine de la sandwicherie, avec une efficacité mitigée. Les équipes ont déjà des pratiques en place, adaptées à leurs habitudes, avec lesquelles elles sont à l’aise, et qui « font le job ». Carmy, tout à son obsession de faire de la « grande cuisine », impose une liste de « non négociables ».
Parmi ces règles, certaines sont évidentes :
- Avoir une hygiène personnelle irréprochable.
- Plier les cartons avant de les mettre à la benne.
Mais ces règles ne sont ni suivies ni rappelées, à part par Sydney, la bonne élève.
D’autres sont de plus contradictoires :
- Changer le menu tous les jours.
- Jamais deux fois le même ingrédient.
- Éviter les surprises.
- Respecter la tradition.
- Repousser les limites.
Ces deux dernières règles pourraient s’entendre, mais ni la tradition ni les limites ne sont définies, et encore moins partagées par Carmy.
Le résultat est bien évidemment plus de chaos, plus de tensions, et ce qui fonctionnait (faire des sandwichs) ne fonctionne plus, quand ce qui est visé (faire de la grande cuisine) n’est pas pour autant rendu possible.
C'est une question de respect. C'est un hommage. On doit garder l'histoire, mec.
— Richie, dans The Bear.
Dans notre contexte, cela se matérialise par :
- Des équipes avec une ancienneté et une histoire différentes.
- Deux design systems différents.
- Des outils plus ou moins officiels et maîtrisés pour concevoir, documenter, stocker, analyser et restituer les recherches utilisateur.
- Des initiatives et compétences individuelles qui mériteraient de devenir collectives.
- Des bonnes pratiques et des templates méthodologiques pas ou peu partagés.
- Des ressources et veilles pertinentes pas ou peu mises en commun.
Je vais détailler dans la suite de cet article comment nous avons mis en place une organisation transversale des pratiques du design ces dernières années, en m’appuyant sur quelques moments clefs de la série télévisée.
Les outils, le cadre
Dans la série, Carmy vient avec un ensemble de règles et d’exigences issus de ses expériences professionnelles : des couteaux parfaitement affûtés, un espace de travail organisé et propre, des produits étiquetés. Sydney, la jeune cheffe, lui propose ensuite des modalités d’organisation pour la commande en salle (un nouveau logiciel, dans l’espoir de diminuer les hurlements entre la cuisine et le service). Le restaurant devra affronter une inspection d’hygiène qui lui vaudra l’affichage honteux d’un « C » en boutique à cause d’un paquet de cigarettes oublié sur un plan de travail et d’une aération défaillante.
Des systèmes. On a besoin de systèmes.
— Sydney, dans The Bear.
Dans notre cadre, nous avons centralisé la gestion des licences des outils, avec plusieurs personnes administratrices pour éviter le “bus factor” (conférence de Laurence Wagner à Sud Web en 2016).
Nous avons aussi rédigé des bonnes pratiques quant à l’hébergement de données sensibles, sur quelle plateforme et pourquoi, et nous évaluons les demandes de tests de nouveaux outils selon ces critères :
- Avons-nous déjà un outil disponible pour couvrir l’aspect fonctionnel ?
- Cet outil est-il sécurisé ?
- Quels sont les coûts, y compris les coûts cachés ?
Je suis moi-même « un enfant qui adore les nouveaux jouets », mais cette centralisation nous permet de maîtriser les risques, les coûts, et de pouvoir nous former entre nous en développant des expertises internes et en documentant plus simplement.
Pour la recherche utilisateur, nous avons documenté le processus pour questionner nos clients, faire appel à un panel, stocker les informations personnelles... en accord avec les services internes (achats, RGPD Règlement Général sur la Protection des Données).
Un principe : objectiver le « non négociable », sur les outils, la sécurité, les données personnelles.
L’adaptation, les marges de manœuvre
Dans la série, après plusieurs tentatives de gérer les deux types de restauration avec la même équipe, les activités de sandwicherie et de service en salle sont séparées en deux équipes, avec leurs propres méthodes de travail, leur rythme, leur gestion de stock. Les clients habituels retrouvent leur comptoir accessible depuis la rue et ce retour à la tradition n'empêche pas l'innovation : ils utilisent un drone roulant autonome pour la livraison (je crains toutefois que ce soit un placement de produit…).
Dans notre cadre, nous avons acté que deux design systems étaient nécessaires, avec leurs différences : on ne traite pas de la même manière les parcours clients finaux et les parcours collaborateurs internes, les deux n'ont pas les mêmes fréquence d'usage, expertise et courbe d'apprentissage.
Avec cette marge de manœuvre les deux équipes peuvent échanger des enseignements et des astuces de conception, apprendre l’une de l’autre, partager des ressources (styles, pictogrammes, composants) en gardant un périmètre spécifique.
Un principe : définir les communs par leur réelle utilité et accepter les adaptations nécessaires.
L’opérationnel, un appui invisible ?
Dans la série, Nathalie, la sœur de Carmy, va assurer une comptabilité globale ; elle ne cuisine pas mais donne les moyens de réalisation. Sydney, au-delà de ses talents de cuisinière, propose un cadre fonctionnel à l’équipe, et co-construit avec elle une organisation. Neil Fak, l’homme à (plus ou moins bien) tout faire, s'occupe de la tuyauterie, l'électricité, l'approvisionnement. Au bout du compte, la cuisine et le service sont les tâches visibles, appuyées par de nombreuses tâches invisibles.
On doit faire ça dans les règles, Carmy. Les licences, les permis...
— Natalie, dans The Bear.
Dans notre cadre, nous avons mis en place un dépôt de recherche pour centraliser la connaissance utilisateur, organisé dans un index.
Pour mieux rechercher et croiser ces ressources, nous avons construit des agents de recherche utilisant l’intelligence artificielle générative (des RAG, plus précisément).
Pour aider à la phase de restitution d’une recherche, nous avons conçu (via des ateliers de mise en commun de nos meilleures pratiques) un template documenté et disponible dans Figma et Powerpoint, pour s’adapter aux cas d’usages et aux habitudes.
Nous avons mis en place un onboarding pour les nouvelles et nouveaux designers, pour leur présenter les différentes ressources et outils disponibles dans la guilde (un trombinoscope, une liste d’outils, un historique du design dans l’entreprise…) et leur permettre de rencontrer d’autres designers.
Ouverture et curiosité, une culture commune
Dans la série, le principal problème du collectif est la communication. La première saison est une succession de scènes d'engueulades, de hurlements, d’incompréhensions. Carmy veut imposer sa vision de la restauration, comme une vengeance personnelle, pour réparer une blessure narcissique (son frère décédé ne lui avait pas fait la place qu’il attendait dans le restaurant familial). Richie, le « cousin » colérique, est réfractaire à tout changement, malgré les besoins évidents d’évolutions. Il craint en particulier la perte de la culture et de l’histoire du restaurant familial dans le quartier. Tina, la cuisinière, a du mal à suivre le rythme et les nouvelles méthodes amenées par Carmy et Sydney et va se fermer et se vexer.
Dans la deuxième saison et la troisième saison, les personnages vont évoluer en allant vivre des expériences à l’extérieur du restaurant : Richie va suivre une formation de service en salle dans un restaurant étoilé ; il en reviendra avec des nouvelles compétences utiles et surtout une confiance en soi dont il avait besoin. Marcus, le boulanger, va se former à la pâtisserie auprès d’un grand chef (Luca) au Danemark. Tina et Ebraheim vont suivre une formation en école de cuisine.
Je veux juste savoir ce que tu fais. Tout. Je veux juste apprendre, tu vois ?
— Marcus à Luca, dans The Bear.
Dans notre cadre, nous avons mis en place des temps d’échanges internes et des ouvertures vers l'extérieur. Voici quelques actions :
- Des « vis ma vie » entre les trois équipes, dont les enseignements ont été partagés au collectif. L’occasion de mieux identifier ce que nous pouvions améliorer ensemble (la documentation commune, les temporalités d’interventions différentes entre le design de service, parfois très en amont des projets, et le design numérique, en fin de course).
- Les « cafés les designers », moments d'échanges informels et sucrés.
- Les « pitch design » des retours d’expérience et présentations de travaux.
- Les « crousty conférences », des conférences en vidéo autour d’un déjeuner.
- Des visites internes et externes (le studio vidéo, le service d’aménagement des locaux, un laboratoire de test autour de la prévention…).
- Une veille collaborative.
Nous pouvons parfois faire intervenir des designers extérieurs, pour des événements internes comme pour des événements ouverts au public : deux éditions de la France Design Week : 2023 et 2024.
En externe, nous sommes sponsors d’événements comme les UX Days, les UX Camp de FLUPA, Paris Web.
Nous encourageons les designers à y participer, en tant que public mais aussi en tant que speakers ou en proposant des ateliers.
Nous avons aussi un blog collaboratif, qui regroupe des articles autour du développement, de la data et du design.
Les designers peuvent participer à des podcasts ou des interviews externes, comme Ines Khoudja ou Cécile Couetard.
Un principe : décentrer son regard est souvent un bon moyen d’y voir plus clair.
Designer est un métier, mais il regroupe plusieurs rôles, compétences, postures : pilote, lanceur d’alerte, chamboule-tout, outilleur, artisan… Dans The Bear, chaque personnage incarne une posture :
- Carmy, le visionnaire obsédé par la qualité → le pilote.
- Sydney, la stratège qui structure → l’outilleuse.
- Richie, qui découvre la haute gastronomie → l’explorateur.
- Natalie, la facilitatrice invisible → la DesignOps.
- Marcus, l’artisan passionné → le créatif centré sur la qualité de réalisation.
Chacun de ces personnages, à un moment de la série, a « raison tout seul », mais les avancées et résolutions viennent toujours des moments de collaboration, qui passent par une observation honnête des dysfonctionnements et la prise en compte des intérêts, expertises et attachements symboliques des individus.
Je crois qu'on pourrait être bons ensemble.
— Sydney à Carmy, dans The Bear.
Si notre contexte professionnel est loin de celui d’un restaurant de quartier et que les tensions dans la série sont extrêmes et s'incarnent dans une histoire familiale, je suis sûr d’une chose après ces deux années passées sur les sujets de DesignOps, ResearchOps et animation d’un collectif : les bonnes réponses sont celles qui émergent de nos échanges.
Les outils, processus et méthodes ont plus de valeur lorsqu’ils sont construits et validés ensemble que lorsqu’ils sont imposés. Pour ça, le meilleur moyen est de trouver ses allié·es, sa « meute » comme dirait Tamara Sredojevic (ou sa brigade, pour rester dans le culinaire).
Il nous reste bien sûr bien plus de travail à faire que ce qui a été fait, et l’avenir apportera son lot de chamboulements, de nouveaux outils qu’il faudra cadrer (coucou l’IA générative qui rentre par les portes, les fenêtres et les robinets…) mais nous ferons en sorte d'aborder les enjeux de façon collective.
Ce sera mon conseil, en conclusion : prenez soin de vos communs ! c'est vrai en design comme dans tout collectif.
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