L’inclusion passe aussi par la culture Sourde
Chaque année, on parle d’accessibilité numérique. On nous explique comment améliorer les contrastes, ajouter des sous-titres, écrire des textes alternatifs. On nous parle de normes, de codes, de bonnes pratiques. Tout cela est essentiel, bien sûr. Mais ce n’est que la première étape.
Aujourd’hui, j’écris pour dire quelque chose d’aussi simple qu’oublié : l’accessibilité ne suffit pas. L’inclusion passe aussi par notre culture Sourde.
Et surtout par notre langue. Pas « la langue des Sourds ». La langue des signes française (LSF) : notre langue.
Sourd(e) avec un S majuscule
Dans mes textes, j’écris Sourde avec un S majuscule, parce que je ne parle pas de la surdité comme d’une déficience. Je parle de culture. On confond souvent les deux.
- sourd(e) (minuscule) désigne quelqu’un qui n’entend pas.
- Sourd(e) (majuscule) désigne quelqu’un qui vit la langue des signes, partage nos codes, et fait partie d’une communauté vivante.
C’est exactement comme dire Français, Breton, Basque ou Kabyle. On ne décrit pas un manque. On nomme une culture.
Quand je me présente comme Sourde, je ne dis pas que je n’entends pas. Je dis que je parle une autre langue, que je pense autrement, que j’apprends autrement, et que ce « autrement » n’a rien d’inférieur. Il a juste été ignoré, trop longtemps.
La LSF : ma langue n’est pas un outil, c’est une vision du monde
La LSF n’est pas une traduction du français avec des gestes. C’est une langue à part entière, avec sa syntaxe, son espace, ses expressions, son humour, sa façon de penser en 3D.
Je me souviens d’un prof, au collège, persuadé de faire « ce qu’il faut ». Il écrivait, écrivait, écrivait. Des paragraphes entiers de français très soutenu. Il me regardait parfois avec fierté, comme pour dire tu vois, je t’aide
. Je faisais semblant de suivre. Je souriais. Mais je lisais sans vraiment comprendre. Je traduisais. J’analysais. Je perdais une phrase, un mot, puis tout le sens. Je n’apprenais pas : je décodais. C’est très différent.
Aujourd’hui encore, quand j’assiste à une conférence avec des sous-titres « accessibles », j’ai parfois l’impression de revenir dans cette classe. C’est lisible. C’est techniquement correct. Mais ça ne parle pas à ma langue, ni à ma culture.
Accessibilité et pédagogie : deux chemins différents
Lire un texte long, suivre des sous-titres en français, consulter la transcription, suivre un cours donné par un(e) formateur(rice) qui n’est pas formé(e), je sais ce que ça fait. Pour une personne Sourde, c’est apprendre dans une langue qui n’est pas la sienne, on suit, on traduit, on analyse, on s’adapte, ce n’est pas naturel.
La pédagogie qui fait grandir, je l’ai vécue et pratiquée : enseigner en LSF avec mes mains, mes regards et mon espace, montrer, expliquer, faire voir et faire sentir. C’est apprendre ensemble, observer et partager, comme dans la communauté Sourde.
Et là tout change, l’apprentissage devient plus clair, l’accès se transforme en compréhension et la compréhension devient inclusion.
Pour moi, la vraie inclusion ne se limite pas à rendre accessible, elle passe par notre culture, par notre langue, nos codes et notre manière unique dont nous percevons et apprenons le monde.
Ma pédagogie est née dans mes mains
Plus tard, je suis devenue formatrice UX/UI, puis coordinatrice pédagogique. J’ai continué mes études jusqu’à devenir ingénieure pédagogique, pour structurer ce que j’avais appris… avec mes yeux, mes mains, ma culture.
Et là, j’ai vu quelque chose d’inoubliable.
Un jour, un apprenant essayait de comprendre cette notion : le CTA (Call To Action). Il savait la définition, il l’avait lue mille fois. Rien n’y faisait. Je lui ai simplement montré le bouton dans l’espace, en LSF. J’ai placé un rectangle imaginaire devant nous. J’ai exagéré l’intention, l’action, le mouvement du clic. Et là, il a fait : Ah !
Ce « ah » là, je le connais. Ce n’est pas le « je comprends intellectuellement ». C’est le « je comprends dans ma langue, dans mon corps, dans mon espace ».
Depuis, j’ai intégré la culture Sourde dans toute ma pédagogie :
- l’espace devient tableau,
- les mains deviennent outils,
- le regard devient connexion,
- le partage devient méthode.
Et les résultats parlent d’eux-mêmes : depuis plusieurs années, mes apprenant(e)s en formation numérique reconnue par France compétence affichent 80 % de réussite à l’examen oral. Le jury ne connaissait pas la culture Sourde. Un(e) interprète en LSF était présente pour assurer la traduction entre l’apprenant(e) et le jury, et permettre une communication fluide et équitable.
Et pourtant, les apprenant(e)s ont brillé.
Les personnes Sourdes sont tout aussi capables, talentueuses et passionnées que n’importe qui ! C’est juste de la pédagogie dans la bonne langue.
La pédagogie à hauteur de mains
J’ai travaillé plusieurs années comme coordinatrice pédagogique et formatrice, et j’ai vu de mes yeux les limites des sous-titres et des supports visuels. Même avec les meilleures intentions, cela ne suffit pas.
Apprendre dans une langue qui n’est pas la sienne, c’est comme essayer de danser sans musique : on peut suivre le rythme, mais on ne le ressent pas vraiment.
Dans la vie quotidienne, la culture Sourde se vit partout :
- on signe en faisant les courses, en rigolant entre ami(e)s, en expliquant une recette. Nos mains, nos expressions, tout parle !
- on préfère les échanges directs, les regards, les visages expressifs. C’est vivant, c’est naturel.
- on observe beaucoup, on anticipe. Cela forge une autre manière de comprendre le monde.
- et surtout, on apprend ensemble. Dans la communauté Sourde, le partage fait partie de la vie : un conseil, un geste, une explication… tout circule.
Et la LSF… c’est une fierté !
Une preuve qu’on peut penser, créer, enseigner et apprendre autrement avec notre empreinte et notre identité Sourde, et toute la richesse qu’elles portent.

À force de signes, j’ai trouvé ma méthode
Cette conviction, je l’ai mise au cœur de mon parcours.
J’ai suivi une formation en ingénierie responsable pédagogique et je l’ai réussie !
Cette étape m’a permis de structurer mes méthodes, d’allier exigence, bienveillance et humanité, tout en gardant la culture Sourde au centre de chaque apprentissage.
La LSF au cœur de l’inclusion
L’accessibilité, c’est une porte.
L’inclusion, c’est l’accueil derrière cette porte.
Je rêve d’un web où la LSF et tous les moyens de communication vivent ensemble.
Un web qui ne se contente pas d’être accessible, mais qui soit vraiment inclusif, vivant, humain. Un web qui regarde la diversité non pas comme une contrainte, mais comme une richesse immense.
C’est pour cela que, avec mon équipe, nous avons créé l’association Académie des Sourdoués : une école 100 % inclusive pour les formations numériques, pensée en LSF et en lien étroit avec la communauté Sourde.
Un lieu où chaque personne peut apprendre à son rythme, dans sa langue, avec fierté.
Parce que l’inclusion, la vraie, c’est celle qui met de la chaleur, de l’humour et de l’humanité dans chaque apprentissage.
Mes mains parlent depuis toujours. Aujourd’hui, elles forment, elles transmettent, elles ouvrent des portes. C’est ça, pour moi, l’inclusion.
Joyeux Noël, rempli de rires, de chaleur et de beaux moments partagés !
Il n’est plus possible de laisser un commentaire sur les articles mais la discussion continue :