À quoi sert un·e ergonome dans une entreprise libérée ?

L’un des sujets proposés à une table ronde du 52e congrès de la Société d’Ergonomie de la Langue Française (SELF) était « L’entreprise libérée : quelles résonances en ergonomie ? ». L’article de Laurent Karsenty, résumant ces discussions, a complètement fait écho à mon quotidien. Le dernier point, notamment, questionne l’évolution du rôle de l’ergonome au sein d’une entreprise libérée.

Je suis ergonome et après avoir travaillé trois ans dans une entreprise verticale, je suis maintenant depuis un an dans une entreprise horizontale, dite libérée. Entre ces deux entreprises, je n’ai pas changé de métier. Cependant, ma vision de celui-ci a évolué beaucoup plus vite et de manière presque radicale du fait d’être dans ce type d’organisation. Je suis presque sûre que je n’en serais pas là de ma réflexion si j’avais continué à travailler dans une entreprise verticale.

C’est ce sujet que j’avais envie et besoin de partager : adopte-t-on la même posture d’ergonome dans une entreprise verticale et horizontale ? Comment ce métier va-t-il évoluer avec ce nouveau système de travail ?

Mon premier emploi : trouver la bonne posture

J’ai commencé à travailler pour un éditeur de logiciel et je me suis demandée quelle posture adopter auprès des équipes de l’entreprise. J’ai adopté 3 postures différentes en 3 ans !

L’experte

Au début, j’ai cru naïvement que mon diplôme et ma position de seule et première ergonome intégrée par l’entreprise m’autorisaient à me positionner comme experte et référente auprès des différentes équipes. Je pensais que mes collègues me solliciteraient pour avis, me feraient confiance et suivraient mes recommandations sans les négocier. Je me suis vite aperçue que tout le monde avait un avis à donner, y compris en matière d’ergonomie. C’était toujours lors de la présentation des maquettes que les discussions commençaient. Mes collègues me disaient « j’aime pas trop ça » ou « j’ai vu une meilleure solution sur tel ou tel site » ou encore « ils ont fait ça sur ce site, je trouve ça super bien ». Je passais beaucoup de temps et d’énergie à démontrer que l’exemple donné n’était pas forcément une bonne pratique d’ergonomie. J’avais l’impression de ne pas maîtriser mon travail, car je n’avais pas forcément les réponses pour expliquer tous mes choix de conception et j’étais parfois dans l’intuition.

J’ai donc commencé à anticiper leurs remarques et trouver une application de ma solution sur un site. Ce n’était pas satisfaisant pour moi, car comme le dit un de mes collègues « un exemple ne constitue pas une preuve ».

La scientifique / chercheuse

J’ai donc adopté une nouvelle posture : celle de la scientifique. Je me suis dit que les preuves scientifiques seraient imparables et donneraient plus de poids à mes recommandations. Nous avons de nombreuses études en ergonomie qui tentent de prouver le fonctionnement de certains concepts, usages, etc. J’ai donc pris le temps de chercher des études qui traitaient le problème que j’avais à résoudre, avant d’expliquer mes recommandations. Finalement, j’ai découvert que les équipes en face de moi n’étaient pas plus réceptives. Comment je le sais ? Sans comprendre vraiment pourquoi, je ressentais une indifférence face à ces arguments scientifiques, car ils continuaient à dire « je n’aime pas trop » ou « sur tel site ils font ça différemment ». Leurs croyances, leurs habitudes étaient-elles plus fortes ? Je n’ai pas posé la question, mais j’ai commencé à baisser les bras en me demandant comment je pourrais sortir de cette perpétuelle négociation ?

J’ai décidé de m’en remettre aux tests utilisateurs pour y couper court. À chaque solution discutée par mes collègues, je proposais de faire un test utilisateur pour déterminer la solution qui conviendrait le mieux. Je me suis donc mise en retrait par rapport aux conceptions proposées. Ce n’était plus moi qui proposais des solutions, mais les utilisateurs qui choisissaient parmi les propositions des développeurs. Sauf que dans la réalité, si tout le monde était d’accord pour faire les tests, on ne prenait jamais le temps de les faire. Les causes étaient nombreuses : la lourdeur de la procédure pour approcher les clients et donc les utilisateurs finaux ; le sentiment de lenteur des développements attribué au temps passé sur l’ergonomie et sûrement un peu de manque de confiance envers cet outil.

La consultante

Finalement, j’ai adopté une posture de consultante. La troisième année, fatiguée de partir en croisade, j’ai décidé de lâcher le suivi de l’implémentation et de me déresponsabiliser de l’interface finale. Je m’isolais dans le travail de conception, ne prenant plus en compte les avis des uns et des autres. J’expliquais que mon rôle était de fournir une maquette respectant au mieux les principes d’ergonomie. Je présentais le résultat de mon travail comme une recommandation que l’équipe pouvait choisir de suivre ou non. J’avais ainsi la satisfaction du travail rendu et le sentiment de maîtriser mon travail. Avec le recul, je me dis que cette situation n’était pas viable dans la durée. Je m’étais complètement déchargée de ma mission : assurer aux utilisateurs la livraison d’une interface parfaitement adaptée à leurs problématiques.

J’aurais pu, en restant dans cette entreprise plus longtemps, expérimenter une quatrième posture, comme par exemple celle d’intégrer une équipe dans laquelle j’aurais pu m’investir plus activement. Mais j’ai préféré intégrer une entreprise horizontale, connue également sous le terme d’« entreprise libérée  ».

Deuxième emploi : changement d’échelle

On parle d’entreprise horizontale, car l’organisation hiérarchique est à plat. En fait, il y a souvent un gérant/PDG qui insuffle la vision et des équipes autonomes qui mettent en œuvre des actions destinées à atteindre cette vision.

La théorie de ce type d’organisation est la suivante : ceux qui font, sont ceux qui savent. En posant ce postulat, les personnes sont responsabilisées, notamment au niveau de l’organisation et la qualité de leur travail. C’est cette responsabilisation qui est la clef du management de l’entreprise horizontale.

L’acquisition de compétences

C’est bien la première chose que j’ai ressenti en arrivant dans l’entreprise horizontale : la responsabilisation.

Chez nous, chacun est responsable du bon fonctionnement de l’entreprise. Ainsi nous sommes tous libres de faire avancer un sujet qui nous intéresse ou/et qui est essentiel pour la vie de l’entreprise. Par exemple, il est nécessaire que le développement commercial soit constant afin d’avoir un flux de prospects alimenté en permanence et éviter les creux d’activité. Chacun prend la responsabilité de maintenir ce développement tous les mois.

Cette organisation m’a permis de sortir de mon périmètre d’ergonome et d’explorer d’autres domaines, comme le recrutement, le suivi des finances de l’entreprise ou encore le développement commercial.

Avant je me définissais par mon métier, aujourd’hui je me pose la question : est-ce encore pertinent ? Je fais tellement de tâches complémentaires que j’ai le sentiment d’être plus qu’une ergonome dans cette entreprise. Aujourd’hui, je me présenterais volontiers comme travaillant dans une entreprise horizontale et spécialiste dans l’étude des usages.

La transmission de connaissances

Spécialiste dans l’étude des usages… J’ai seulement 1 an d’expérience en entreprise horizontale, mais cette seule année m’a pourtant fait changer de regard sur mon métier. Je ne parlerais plus de posture aujourd’hui, mais plutôt de place.

Cette responsabilisation ouvre de nouveaux horizons pour tous, car comme moi, mes collègues acquièrent de nouvelles compétences, dont la conception. Les développeurs sont ouverts, curieux et ont envie d’apprendre. Cette envie d’apprendre les pousse à tester les dernières technologies, leur curiosité les entraîne hors de leur périmètre métier, vers la conception d’interfaces, vers l’ergonomie. Ainsi, les développeurs qui m’entourent ont déjà une connaissance de base de ce qui se fait en termes d’interfaces et de bonnes pratiques. Il leur manque le « pourquoi » ce qui nourrit leur soif d’apprendre. Avec ma collègue ergonome, nous nous sommes donc données pour mission de leur transmettre nos connaissances théoriques sur la conception des interfaces. À leur contact, je me suis donc rendue compte que ma valeur ajoutée n’était pas à ce niveau-là. Mon cœur de métier est l’étude des usages et des usagers. Je me recentre aujourd’hui sur cette partie qui est ma vraie expertise et je partage le maquettage avec mes collègues développeurs. Je vois cela comme un passage de relais, j’expose les problèmes utilisateurs aux développeurs qui cherchent alors et trouvent les solutions techniques et conceptuelles. Forts de leur expertise et de leur ouverture, ils connaissent souvent mieux que moi les nouveaux composants qui pourraient moderniser l’interface ou résoudre un problème fonctionnel.

L’ouverture des domaines d’application

Je me rends compte que les méthodes d’ergonomie peuvent aussi nous servir à développer notre entreprise. Nous pouvons appliquer la méthode utilisée en ergonomie à nous-même et plus seulement aux clients.

En plus de réfléchir aux outils intéressants à proposer aux clients pour les aider dans leur projet, je réfléchis à l’utilisation des outils de l’ergonomie pour répondre à nos problématiques d’entreprise. Même si cette activité n’est pas facturable, elle apporte de la valeur à l’entreprise.

Ainsi, nous avons utilisé les outils de la phase de compréhension du besoin à notre propre entreprise. Nous avons choisi de travailler d’abord sur cette problématique : comment trouver de nouveaux prospects ? Nous avons étudié l’existant à partir des caractéristiques de nos clients passés et actuels, puis nous avons analysé et regroupé ces informations pour créer des personas. Ces personas nous permettent aujourd’hui de gagner du temps sur la qualification de nos prospects.

Nous continuons sur cette voie en explorant les problèmes de nos partenaires et en essayant de comprendre en quoi nous pourrions leurs être utile.

En conclusion

J’ai la sensation que le métier de développeur sera, prochainement, en mesure de prendre en charge la conception. Ce travail va faire de plus en plus partie de son périmètre d’action et de son champ de compétence. À mon avis, il ne pourra cependant pas prendre en charge l’analyse du besoin, car le schéma de pensée des développeurs est de trouver une solution. A contrario, le schéma de pensée d’un ergonome est de chercher les problèmes, les points de frictions, les anomalies. Ces deux métiers se rejoignent dans l’adéquation de la solution au problème. Si le développeur réalise la conception, quel est l’avenir de l’ergonome ?

De mon expérience dans une entreprise horizontale, je pense que sa mission sera toujours d’identifier les problèmes, comprendre les enjeux liés et les partager. Ce qui changera ? Cette méthodologie ne sera plus seulement appliquée aux utilisateurs de produits ou de service mais pourra aider les équipes autonomes à se structurer, à développer une offre commerciale, à réfléchir à une stratégie de communication, bref à développer l’entreprise.

Je pense donc que le champ d’action de l’ergonome dans une entreprise horizontale est double puisque son périmètre ne se cantonne plus seulement au client mais s’élargit à toute l’entreprise. Cette évolution me semble naturelle, car pour moi l’ergonomie doit permettre l’adaptation du travail à l’homme. L’accompagnement des ergonomes auprès des équipes responsables d’une entreprise horizontale prend donc tout son sens.

3 commentaires sur cet article

  1. Jean Marie Francescon, le samedi 2 décembre 2017 à 13:04

    Bonjour Marion,
    Merci pour ce riche témoignage. Ayant été ergonome d’entreprise, j’ai passé aussi par ces étapes. Cependant, après avoir découvert la démarche ergologique, j’ai pu très efficacement me restabiliser dans mon métier. Le lien ci-dessus renvoie à une communication lors d’un colloque international d’ergologie, tenu récemment à Paris.
    Cordialement, JM Francescon.

  2. Gaël Poupard, le lundi 4 décembre 2017 à 09:00

    Bonjour et merci pour cet article, c’est une ouverture très enrichissante et inspirante.

    En tant que développeur dans une entreprise (très) verticale, je me mets à la place de vos collègues développeur et ce contexte fait rêver :) L’infusion des connaissances (et par extension des compétences) a l’air réellement facilitée.

    Merci pour ce billet qui, sans permettre de bousculer la hiérarchie, peut donner des idées et montre que beaucoup de choses sont possibles !

  3. Marion Georges, le jeudi 18 janvier 2018 à 14:40

    @Jean-Marie Merci pour la piste de réflexion !

    @Gaël Très contente que ce partage d’expérience vous fasse rêver :) Nous avons beaucoup de chances de pouvoir expérimenter et nous en profitons un maximum !
    N’hésitez pas à m’écrire si vous voulez en discuter