N’opposons pas conformité et accessibilité

« La conformité n’est pas de l’accessibilité » : pourquoi ce slogan pose-t-il problème ?

Un slogan séduisant

Dans les communautés de l’accessibilité numérique en France comme à l’étranger, une phrase revient continuellement : La conformité, ce n’est pas de l’accessibilité. On lit cette phrase sur les réseaux sociaux, on l’entend dans des conférences, des débats d’expertes et experts, dans des échanges informels.

Cette phrase est attirante. Elle sonne comme une douce révolte contre la bureaucratie, un rappel que ce qui compte c’est l’expérience humaine, et pas le référentiel. Évidemment, en un sens, cette phrase est vraie. Une personne aveugle ne se réjouit pas parce que le critère 7.1 est conforme sur un site ; elle se réjouit parce qu’elle peut consulter son compte en banque ou inscrire son enfant à l’école sans difficultés.

Mea culpa, chez Tanaguru aussi on a parfois utilisé ce slogan, souvent avec une bonne dose de pédagogie pour expliquer la différence entre conformité et accessibilité. En tant que consultant et consultante en accessibilité numérique, il nous semble indispensable d’expliquer pourquoi ce slogan si séduisant peut être contre-productif. Merci à 24 jours de web de nous donner l'opportunité de porter plus loin ce message à travers cet article.

Un slogan réducteur qui prête à confusion

Les slogans simplifient des choses qui ne sont pas simples. En simplifiant à l’extrême un sujet aussi délicat que l’accessibilité, on perd des informations.

On entend parfois parler de la véritable accessibilité qui impliquerait que la conformité serait une fausse accessibilité. D’autres fois, on entend parler du RGAA (Référentiel Général d’Amélioration de l’Accessibilité) comme d’une accessibilité normative, qui renverrait à une simple démarche administrative.

Il n’y a qu’un pas pour penser que si les référentiels ne garantissent pas une expérience d’utilisation parfaite, on peut peut-être s’en passer. Croire cela, c’est mal comprendre la situation réelle.

Un slogan détaché du réel

Aujourd’hui, très peu de sites web sont effectivement conformes aux référentiels, très peu s’approchent de cette conformité. Dans la plupart des organisations, le défi n’est pas de dépasser la conformité mais simplement de l’atteindre. La conformité implique une sémantique correcte, une véritable navigation clavier, des alternatives textuelles ou une structure prédictible. Sans ce socle, construire un contenu qui fait sens est impossible.

Les critères d’accessibilité des WCAG (Web Content Accessibility Guidelines, les standards sur lesquels repose le RGAA) n’ont pas été écrits par des techniciens ou techniciennes seules dans leur coin, ce n’est pas une checklist sortie de nulle part. C’est un travail commun entre des experts du web et des personnes handicapées.

Quand l’expérience vécue contredit l’expertise

L’histoire vraie d’un produit inaccessible, vanté pour son accessibilité

Parfois, les utilisations contredisent les avis experts. Une expérience que Frédéric a vécue il y a quelques années, illustre parfaitement cette situation.

Frédéric analysait l’accessibilité d'un dictionnaire en ligne dont l’interface comportait de très nombreuses non-conformités au RGAA. Après des semaines de discussions avec l’éditeur du dictionnaire sur ces sujets, Frédéric est tombé sur un message d’un utilisateur aveugle vantant l’accessibilité de la nouvelle version de cet outil.

La contradiction avec son évaluation l’intrigua. Frédéric a contacté l’utilisateur.

Le coût (cognitif) de l’inaccessibilité

L’utilisateur lui raconta ses techniques pour utiliser le dictionnaire. Il connaissait exactement le nombre de tabulations nécessaires pour atteindre le champ de recherche. Il avait mémorisé la position de tous les champs de formulaires sans labels. Il avait inventé des moyens mnémotechniques pour compenser les incohérences de la structure de l’outil.

Il était capable d’utiliser ce dictionnaire, mais au prix d’efforts cognitifs intenses. Les tâches que les personnes voyantes effectuaient facilement lui demandaient une attention soutenue, une excellente mémoire et un temps important. Sa réussite individuelle n’était pas une preuve de l’accessibilité de l’outil.

L’expérience unique ne fait pas loi

L’expérience d’une personne, même sincère et positive, n’est jamais suffisante pour garantir l’accessibilité pour tous les utilisateurs et utilisatrices. Une personne peut compenser ou tolérer un mode de fonctionnement défaillant. Une autre personne, avec un handicap ou un profil cognitif différent, qui s’appuie sur d’autres outils, qui est plus fatiguée ou moins patiente, ne pourra pas s’adapter. L’accessibilité ne peut pas reposer sur la résilience, et encore moins sur la résilience d’une seule personne.

Les histoires comme celle-ci montrent que la conformité est mesurable, l’accessibilité subjective.

Comment l’industrie des surcouches exploite un slogan

La phrase « au-delà de la conformité » est particulièrement appréciée de certains vendeurs d’outils de surcouche pour l’accessibilité. Leur narratif marketing est presque toujours le même : la conformité est archaïque et rigide alors que leur produit est moderne et léger. Presque émancipateur. Pour les organisations submergées par les obligations légales et le RGAA, la promesse est irrésistible : un simple script permettrait de rendre le site instantanément accessible (« accessible », pas « conforme »).
Les outils de surcouche envahissent les sites web qui peinent à atteindre les prérequis d’accessibilité les plus basiques. Souvent, la structure de ces sites web est complètement défaillante : sémantique absente, titres chaotiques, interactions illisibles, composants inaccessibles.

Aucune surcouche ne peut résoudre ces problèmes : aucune surcouche ne peut donner de sémantique à un élément HTML <div> qui aurait dû être un <button>, reconstruire l’ordre logique d’une navigation avec un lecteur d’écran, ou corriger un comportement clavier inaccessible. Certains outils créent même de nouveaux problèmes.

Les surcouches dépendent de la confusion entre la conformité et l’expérience. Elles donnent l’illusion que l’accessibilité peut se greffer sans revoir la structure, modifier le code, sans réfléchir. En plus d’être impossible, ces croyances retardent inévitablement la mise en conformité des services : Pourquoi travailler sur l’accessibilité de son site si un outil le fait déjà automatiquement ?

Fausse bonne idée : éliminer la contrainte pour réduire la pression

Comme très peu de sites web atteignent une conformité totale aujourd’hui, le fossé entre les attentes et la réalité quotidienne peut sembler impossible à combler. Quand quelqu’un arrive en disant qu’on peut se passer du référentiel, ce message donne l’impression qu’on évite la partie difficile. C’est parfois presque un soulagement : plus besoin de liste de critères, les tests avec des personnes concernées suffisent.

Pourtant, sans conformité, les tests d'utilisabilité deviennent totalement inutiles, un correctif de dernière minute. Récemment encore, nous avons entendu une personne handicapée qui avait été sollicitée pour le test d’un site web déclarer : j’ai parcouru la page d’accueil, il n’y avait pas de titres, les formulaires n’avaient pas de noms, les images pas d’alternatives. Nous aurions pu éviter à cette personne de tester un service non conforme. L’ensemble des remontées se limitait à des éléments couverts par le RGAA. Si le site avait été conforme, le test utilisateur aurait permis de se focaliser sur l’expérience plutôt que sur les non-conformités.

Améliorer l’accessibilité : le rôle du référentiel ?

En opposant conformité et accessibilité, on supprime la seule référence stable sur laquelle les équipes peuvent s’appuyer. Pourtant, sans cette référence stable, les priorités, les responsabilités et les méthodes deviendraient confuses. Au lieu d’aider les équipes à aller de l’avant, on rendrait encore plus difficile d’identifier ce que mieux, plus accessible, signifie.

La conformité n’est pas l’objectif final, mais sans conformité on ne peut pas commencer.

Avec Romy Duhem-Verdière, consœur experte en accessibilité numérique, on s’est interrogées sur le nom du RGAA : ne serait-il pas mal nommé ? Le Référentiel général d’amélioration de l’accessibilité peut laisser penser qu’il nous permet de prendre en compte l’accessibilité de façon progressive, nous laissant le temps d’améliorer. Non, nous avons la conviction que la conformité est un socle, une base, un RGMA : un Référentiel général du minimum d’accessibilité.

Pourquoi opposer conformité et accessibilité est tentant ?

La conformité semble technique et rigide. À l’inverse, l’accessibilité semble humaine, flexible, empathique. Mais dans les faits, l’une ne va pas sans l’autre.

Les équipes font face à des listes d’obligations croissantes : RGPD, qualité, sécurité, écoconception. Ces obligations sont rarement accompagnées de temps supplémentaire, de formation ou de recrutements dédiés. Dans ce contexte, l’accessibilité est perçue comme une contrainte supplémentaire, qui s’ajoute à une longue liste.

La conformité comme bouc émissaire, ou l’histoire de l’échec d’un projet

Le problème ne vient pas forcément des référentiels eux-mêmes, mais de la façon dont les organisations les utilisent. Un fonctionnement en particulier est très courant, au moins dans les projets français :

  1. En phase de design, l’accessibilité est oubliée.
  2. Pendant les développements, l’accessibilité est ignorée.
  3. L’accessibilité est toujours absente lors des premières phases de recette.

Deux semaines avant le lancement, quelqu’un se souvient que la conformité au RGAA est obligatoire. C’est seulement à ce moment-là que l’on se préoccupe du référentiel. Résultat : difficile d’implémenter l’accessibilité sereinement.

Les conséquences de ce process sont d’autant plus dramatiques que les équipes sont rarement formées et peu expérimentées sur le sujet de l’accessibilité. Elles ne savent souvent pas quelles sont les attentes légales ou d’expérience d’utilisation. On leur demande d’appliquer des règles à peine comprises, dans des conditions dans lesquelles personne ne peut réussir.

Un audit réalisé dans la précipitation et sans préparation met en lumière toutes les lacunes du projet, de ce qui est passé inaperçu. L’équipe se retrouve du jour au lendemain avec une somme inimaginable de tickets à corriger. Si l’on se lance dans les corrections après l’audit, le calendrier et le budget en prennent inévitablement un coup. On déclare alors que faire un audit, c’est trop compliqué ou l’accessibilité coûte trop cher.

Un audit à la fin d’un projet ne mesure pas l’accessibilité : il montre l’accumulation de la dette d’accessibilité. Cette dette se crée insidieusement au fil des mois par des décisions prises sans penser à l’accessibilité. Le problème n’est pas la conformité mais bien la façon dont l’audit est encore trop souvent utilisé.

Le dilemme de l’audit : quand la conformité contraint l’expertise

Les professionnels de l’accessibilité numérique ont souvent deux missions : le conseil d’expertise et l’audit de conformité.

Le conseil d’expertise couvre un périmètre de l'accessibilité plus large que les audits. Il permet de soulever des non-conformités directement en lien avec le RGAA mais également des éléments qui vont directement impacter l’utilisabilité, en proposant des bonnes pratiques ou en guidant les choix de design.
L’audit de conformité, lui, est contraint par la logique de conformité ou de non-conformité des critères du RGAA. Lorsque cet audit arrive en fin de process, sans maitrise ou accompagnement préalable, l’audit se limite à vérifier la conformité au référentiel.

Lorsqu’ils sont conduits par des consultants ou consultantes confirmées, les audits peuvent créer une certaine frustration : des freins à l’utilisation sont identifiés mais ne constituent pas pour autant des non-conformités au référentiel. Difficile voire impossible de remonter ces incohérences ou anomalies dans la grille d’audit. Dans ces situations, l’audit remonte des centaines d’erreurs et proposer des améliorations hors référentiel est souvent peine perdue.

On rencontre régulièrement cette situation avec des profils formés initialement à la qualité web (via Opquast notamment). Lors des audits RGAA, ils fulminent à ne pouvoir invalider des éléments qui contreviennent à des bonnes pratiques fonctionnelles ou ergonomiques .

Nous remontons même souvent des bugs de fonctionnement applicatifs à la marge de l’audit, ce qui démontre parfois un manque de recette dans les projets.

Conformité + utilisabilité = la clé de la réussite du projet

Dès que l’on cesse d’opposer conformité et utilisabilité, une perspective plus constructive émerge. La conformité définit le minimum requis, l’accessibilité étend ces conditions à l’expérience vécue. Pour réussir un projet, l’une comme l’autre doivent être intégrées tout au long du process :

  • Formation de base : l’accessibilité fait partie de la culture de l’équipe. Les équipes formées partagent cette compétence, ce n’est pas la responsabilité d’une seule personne.
  • Conception pour tous et toutes : l’accessibilité est pensée dès le début du projet, en intégrant les besoins des personnes en situation de handicap.
  • Validation précoce par les utilisateurs : les prototypes et maquettes sont testées avec des personnes en situation de handicap, validant les hypothèses avant d’initier les développements.
  • Transmission structurée entre les différents profils : les designers annotent les maquettes pour l’accessibilité, intégrant notamment les labels, rôles, descriptions et ordres de lecture attendus.
  • Contrôles automatisés : les pipelines CI intègrent des outils de tests automatiques pour détecter les erreurs avant qu’elles ne s’accumulent. Même si l’automatisation ne détecte que 20 à 30 % des critères, elle permet d’assurer une qualité de code constant, de détecter les erreurs.
  • Vérifications en continu : la vérification de l’accessibilité est effectuée à la fin de chaque sprint, pour limiter la création d’une dette technique.
  • Audit initial comme vérification : l’audit de conformité a lieu lors de la phase finale de validation. Il révèle uniquement des erreurs résiduelles ou des oublis mineurs, rien de bloquant ni d’insurmontable.
  • Remédiation : les corrections en phase de remédiation sont implémentées rapidement et améliorent significativement le niveau d'accessibilité du projet.

Ces pratiques concilient conformité technique et utilisabilité. En remplaçant les corrections dans l’urgence par une attention continue, ces pratiques facilitent la collaboration entre les rôles et disciplines et réduisent l’accumulation de la dette d’accessibilité. Résultat : les utilisateurs et utilisatrices gagnent en autonomie et en expérience d’utilisation.

Cette opposition entre les référentiels et l'expérience réelle est d'ailleurs au cœur des réflexions sur les futures WCAG 3.0. L'objectif de cette prochaine version (encore lointaine) sera de passer d’une évaluation technique à un système plus nuancé, reflétant mieux la qualité réelle des parcours utilisateurs. Cela prouve bien une chose : l'objectif a toujours été l'expérience utilisateur. Mais en attendant cette évolution majeure, nous ne pouvons pas jeter le RGAA sous prétexte qu'il ne mesure pas tout.



Un message pour les décisionnaires

L’accessibilité est souvent présentée comme un sujet pour les équipes de design, de développement ou les expertes et experts. Les retombées financières, légales et opérationnelles concernent tout autant les équipes dirigeantes : la responsabilité de permettre sa mise en œuvre leur revient.

Les équipes ne peuvent pas produire des résultats accessibles par magie. Elles ont besoin de temps, de ressources et de compétences. Les équipes dirigeantes doivent créer les conditions propices à la réussite : allouer des budgets pour les formations et les outils, ajuster les feuilles de route pour permettre d’intégrer les contrôles qualité, et accepter que l’accessibilité soit une exigence-clé, pas une variable d’ajustement.

Seul ce soutien stratégique permettra des actions fondamentales : former les équipes, faire accompagner les projets par des personnes expertes de l’accessibilité, ou encore réaliser des tests avec les personnes concernées.

C’est un investissement préalable nécessaire qui a un coût. Mais il est généralement moins élevé que de tenter, parfois vainement, de résoudre a posteriori la dette d’accessibilité. Combien de projets peuvent aujourd’hui se targuer d’avoir le budget ne serait-ce que pour de simples tests utilisateurs, sans parler de ceux impliquant des personnes en situation de handicap ?

Conclusion : pas d’accessibilité sans conformité

Oui, la conformité n’est pas l’accessibilité. Confondre les deux est une erreur, mais les opposer est pire. La conformité doit être considérée comme un point de départ : la base saine sur laquelle l’accessibilité peut se développer.

L’accessibilité est la destination : l’expérience vécue d’un produit qui ne demande aucune résilience pour être utilisé. Mais sans conformité, cet objectif est impossible à atteindre.

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